Page:Hélène de Bauclas Ma soeur inconnue 1946.djvu/21

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vieille bonne, me répétait qu’elle n’avait pas le droit d’être là, qu’on ne savait pas d’où elle sortait… Et c’était ma sœur ! Cette sœur inconnue que je désirais si fort, elle était là, craintive et méprisée, et je ne l’ai pas devinée ! Ah ! on peut parler de la voix du sang ! Personne ne l’aimait, personne ne l’embrassait. La métayère n’était pas méchante, mais elle n’avait pas le temps de choyer sa marmaille… Oh ! mère, comment avez-vous pu être aussi cruelle ?

— Cruelle ! Moi ! Je trouve au contraire que j’ai fait preuve d’une singulière bonté en recueillant la bâtarde de mon mari ! Malgré ce que tu as osé dire tout à l’heure, je prétends qu’il n’avait aucune excuse pour me tromper !

— Mais, même si ses parents étaient coupables, Christiane était innocente ! C’était un bébé, une petite enfant sans défense… Avez-vous encore la lettre de la grand’mère ?

— Je vais te la chercher. Tu verras qu’elle comprenait, elle, l’affront qui m’était fait !

Elle sortit, droite et majestueuse, et quand elle revint elle portait haut la tête où les nattes noires avaient repris leur allure de couronne.

— Tiens, lis !

Gaston s’empara des feuillets à l’encre pâlie où tremblotait une écriture inhabile.

« Madame, disait la grand’mère, j’ose à peine vous écrire, mais je n’ai plus personne, mes enfants sont morts, et je ne sais vers qui me tourner. Il faut que vous sachiez que votre mari étant venu me voir au Vigan pour une affaire de famille, est tombé amoureux de ma plus jeune file, Marthe, qui habitait avec moi. Il a dû revenir plusieurs fois, il est resté dans le pays quelque temps et elle est devenue sa maîtresse, j’ai bien honte de vous l’avouer, surtout qu’il était marié et avec une jeune dame si bien, ah ! je ne cherche pas à excuser ma fille, mais c’était une enfant douce et faible et elle avait une vraie passion pour votre mari. Il a installé Marthe à Nîmes pour éviter les ragots des gens d’ici et il venait la voir souvent. Mais elle a eu un enfant, et elle est morte en couches. Le père était désespéré, il m’a apporté la petite Christiane que j’ai élevée. Elle a maintenant trois ans. Et moi je suis malade, j’ai appris depuis peu que c’était un cancer et que je n’en ai plus que pour quelques mois. Je l’ai dit à votre mari à sa dernière visite, car il venait chaque fois qu’il pouvait voir sa fille. Il l’adorait, il l’appelait « mon petit Cri-Cri »…

— Son petit Cri-Cri ! Mon Dieu !

« … Il m’a promis, il y a de cela quinze jours, d’assurer l’avenir de l’enfant. Et voilà que ce matin je vois dans le journal l’annonce de sa mort. Je suis dans une angoisse affreuse, Madame, et je viens vous supplier d’avoir pitié de cette pauvre enfant et de pardonner à ses parents. Maintenant qu’ils sont morts, c’est Dieu seul qui les jugera, mais la petite est innocente. »

Il y avait encore quelque lignes très humbles de touchantes supplications. Et c’était signé : Veuve Reillanne.

— Je me souviens de ces fréquentes absences de papa. Et, c’est au retour de son dernier voyage qu’il est tombé malade… Mais ce qui m’intrigue, c’est la signature.

— Philibert Reillanne, le frère de ton arrière grand’père Octave, s’était marié sur le tard avec une belle paysanne. C’était un vieil original. La famille n’a jamais voulu voir sa femme.

— Ça ne m’étonne pas des Reillanne… Quand je les regarde au salon, engoncés dans leurs redingotes et dans leurs vertus, ils m’apparaissent comme les piliers du conformisme bourgeois. En particulier, mon arrière-grand’père Octave. Mais son frère Philibert était l’aîné, comment se fait-il que ce ne soit pas lui qui ait hérité de l’Espériès ?

— Il était parti très jeune pour l’Amérique du Sud. On l’a cru mort. Octave a repris le domaine. Quand son frère est revenu il s’est montré d’une telle excentricité qu’on l’a fait interdire… Ses héritiers, plus tard, ont fait un procès : ils ont été déboutés.

— Ça m’a tout l’air d’une belle spoliation, Ainsi le vénéré Octave était une fripouille ! Est-ce que mon père n’en a rien su ? Cette affaire de famille dont parle la grand’mère n’aurait-elle pas trait à cette succession inique ? Mère ! cria brusquement le jeune homme, vous êtes au courant, je le devine ! Que savez-vous, dites ?

Mme Reillanne, très pale, lui tenait tête :

— Oui, je suis au courant, oui, j’ai trouvé des papiers. Ton père cherchait à tourner