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Peu à peu, Gaston reprenait ses forces et toutes les ressources de l’Espériès étaient mises à contribution pour le rendre à la vie. Le lait crémeux, le miel, les poulets précoces, les œufs du jour, rosés et translucides, les premières fraises, encourageaient son appétit encore capricieux. Il prenait plaisir à la société de Christiane qui, pour le distraire, avait toujours quelque histoire drôle à lui conter. Ou bien il réclamait de la musique :

— Joue-moi un peu de violon, Cri-Cri !

— Bon, attends une seconde. Le Cri-Cri va chercher son crin-crin.

Il riait doucement, sensible à la gentillesse qu’elle mettait à l’amuser. Et Christiane était trop heureuse d’avoir l’occasion de reprendre son violon, interprète et confident de ses rêves et de ses peines, qu’elle n’avait plus que rarement le temps de réveiller.

— Que désires-tu ? dit-elle un jour. Un peu de classique ?

— Non, je voudrais de l’inédit. Tu m’as déjà donné de très jolies choses. As-tu composé récemment ?

— Oui, un air pour Mutin : « Complainte du cheval qui se languit de son maître ».

— Non ? C’est vrai ? Joue-moi ça.

Et elle joua un air bizarre et tendre, d’un rythme original, d’un accent très personnel.

— Que tu es douée ! Tu es un as, Cri-Cri. C’est vraiment de toi ?

— À moins que cela ne soit de Bach, je ne vois pas…

— Quel toupet ! Tiens quand tu prends cet air malicieux, tes yeux brillent, ils ressemblent à je ne sais plus quelle pierre précieuse à reflet doré…

— La topaze brûlée ?

— Non, quelque chose de moins connu, une pierre brun clair, avec un châtoiement. Voyons, il y a l’œil-de-chat, l’œil-de-tigre.

— L’œil-de-perdrix…

— Que tu es bête ! Il s’esclaffa. Ah ! Cri-Cri, toi, au moins, tu me fais rire, et j’oublie un peu mes misères. Ma pauvre mère, quand elle est auprès de moi, me regarde d’un air si désespéré que ça me fait de la peine pour elle et que je ne sais comment la consoler. Mais j’abuse de ton dévouement. Dépêche-toi d’aller prendre l’air. Sans compter qu’il doit y avoir une demi-douzaine de poules couveuses et de ruches en instance d’essaimage qui réclament tes soins. Et, si tu vois maman, dis-lui de monter, si elle en a le temps.

Mme Reillanne entra dans la chambre avec le regard éploré et anxieux qui désolait son fils. Ses belles nattes semblaient peser à son front, la tête, les épaules avaient perdu le redressement fier qui donnait si grande allure à cette femme.

— Voyons, Majesté, ne prenez pas cet air tragique de Marie-Antoinette en prison et faites une risette au Dauphin ! Non, je n’arriverai pas à la faire rire… Maman chérie écoute-moi ! Il faut te faire une raison, sinon je croirai que tu m’en veux d’être estropié.

— Ah ! Gaston, je t’en prie ! Comment peux-tu plaisanter…

Sa voix trembla, tout près des larmes.

— Comment ? Parce que j’ai tout de même un certain cran, fit-il non sans noblesse. Parce que je ne veux pas être à charge à moi-même et aux autres. Sais-tu, maman, j’ai beaucoup réfléchi à mon avenir. Je songe à me marier.

— À te marier ! Déjà !

— Oh ! quand je serai guéri, évidemment. Mais il n’est pas trop tôt pour y penser. Il faudra que je prenne une femme assez dévouée naturellement pour ne pas craindre d’épouser un infirme. Je ne veux pas d’une coquette qui voudrait s’amuser et me laisserait seul la moitié du temps ; ni d’une ambitieuse qui ne verrait en moi que le futur maître de l’Espériès… Dis-moi, mère, ce projet de mariage de Christiane avec Bernard André, il y a deux ans, ça n’a pas eu de suite, n’est-ce pas ?

— Non, non ! Il est parti et Christiane, certainement, n’y pense plus.

— Ah ! bon. C’est que, vois-tu, plus j’y réfléchis, plus je crois que Christiane est la femme qu’il me faut… Pourquoi prends-tu cet air consterné ?

— C’est impossible, Gaston ! D’abord, elle est ta parente…

— Allons donc ! à la mode de Bretagne. Tu me l’as expliqué toi-même : la tante, le grand’père, etc. Tu penses que je me mésallierai parce qu’elle est une enfant naturelle ?