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— Il faut faire venir un chirurgien. Je ne puis que poser un premier appareil, faire une piqûre anti-tétanique…

— On va le monter à sa chambre. Prenez l’escalier avec précaution.

C’était le bayle qui commandait. Mme Reillanne s’était effondrée sur une chaise :

— Son bras ! son bras ! Mon fils infirme, amputé ! Oh ! Christiane, je suis punie, j’ai traité l’autre de manchot, je l’ai méprisé. Et c’est la même blessure, la même ! Oh ! Christiane.

Les nattes défaites humiliaient sa tête altière, ses épaules orgueilleuses s’étaient courbées, secouées de sanglots et, sous le châle usé, son dos ployé de douleur semblait le dos voûté d’une pauvresse, d’une mendiante misérable.

L’accident avait été imprévisible. Gaston, qui se hâtait sur le chemin du retour, surpris par la violence des premières bourrasques n’avait pas eu le temps de se mettre à l’abri. Un arbre s’était abattu soudain, le renversant lui et sa monture cabrée d’effroi. Tout le poids du cheval était tombé sur le bras, étendu, dans un geste instinctif et qui s’était trouvé coincé en porte-à-faux contre une grosse branche de l’arbre brisé. Mutin s’était relevé, hennissant, flairant avec crainte le corps évanoui. Mais bientôt les éclairs, l’assourdissant fracas du tonnerre l’avaient terrifié et il était parti au galop vers l’Espériès. Peut-être aussi, obscurément, avait-il senti que c’était la seule manière d’obtenir du secours pour son maître.

Les semaines qui suivirent passèrent comme un cauchemar. Mme Reillanne et Christiane étaient recrues de fatigue, malgré la présence d’une garde qui la nuit veillait le malade. La fièvre parfois le faisait délirer et il jetait des cris affreux qui faisaient accourir sa mère et réveillaient en sursaut la jeune fille. Un grand chirurgien était venu de Marseille. Il avait appelé un collègue en consultation et l’amputation jugée d’abord inévitable, mais différée à cause de la grande faiblesse du blessé exsangue — il avait fallu lui faire deux transfusions — avait finalement été écartée.

Le malheureux avait souffert le martyre tandis que la science s’appliquait à démêler cette bouillie horrible qui avait été un membre souple et fort, afin de ressouder l’os brisé, d’y renouer les fibres meurtries, les nerfs tranchés. Le chirurgien était fier du résultat obtenu, et pourtant ce bras que conservait Gaston ne serait plus jamais qu’un pauvre bras atrophié, raccourci, dont la main presque inerte ne retrouverait qu’après une longue rééducation un peu de ses facultés préhensiles.

Depuis la nuit tragique, Mme Reillanne n’était plus la même. Le sort, en la frappant dans son orgueil et sa tendresse de mère, l’avait atteinte au seul point sensible, au défaut de sa dure et brillante cuirasse de déesse guerrière.

Elle aurait voulu ne pas quitter un instant le chevet de son fils, elle résistait lorsque les médecins cherchaient à l’écarter pour lui épargner le spectacle des soins les plus douloureux ; elle voulait tout voir et n’admettait pas que Gaston souffrît sans elle. Certes, lorsque les instruments fouillaient la chair pantelante, elle était torturée comme si cette chair avait fait encore partie d’elle. Ébranlée au plus profond de son être, Mme Reillanne trahissait par tous ses gestes, contenus, hésitants, par les accents adoucis et comme voilés de ses paroles, un total bouleversement.

Christiane assistait avec une surprise incrédule à cette transformation d’une femme que, depuis sa petite enfance, elle admirait et craignait sans l’aimer et songeait aux légendes antiques où les déesses se métamorphosaient en simples mortelles. Mais la vénérable Démêter ou la sage Pallas reprenaient à volonté leur forme divine et la veuve hautaine, dès l’instant où, sous l’orage, s’était écroulée sa couronne de sombres nattes, avait paru retomber définitivement sur la terre et perdre, par cet incident symbolique, sa grandeur olympienne.

La vie de Christiane n’en était pas plus facile. Ses tâches s’étaient encore accrues du fait que Mme Reillanne se désintéressait totalement de tout ce qui n’était pas Gaston, et la jeune fille, souvent, devait prendre des décisions, donner des ordres qui dépassaient sa compétence. C’est alors que l’expérience et la sagesse du vieux bayle se révélèrent des guides précieux. Il comprenait sa situation difficile et avec un tact délicat, touchant chez cet homme rude, faisait des suggestions intelligentes que Mme Reillanne, consultée, approuvait d’un signe de tête distrait.