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Et le temps passa, et l’on se trouva enfin au printemps de 1942. L’hiver avait été rude et long, même en Provence. Un nouvel avril rajeunissait la terre et, dans les champs, le blé en herbe avait la couleur de l’espérance. Le domaine portait bien son beau nom de confiance et de joie. Mme Reillanne était toujours au pouvoir. Gaston, ayant le tact de laisser gouverner sa mère, se contentait de jouer gentiment son rôle de prince héritier. Il s’appliquait aux besognes paysannes avec plus de sérieux qu’on n’en eût attendu de sa nonchalance. Mme Reillanne travaillait aussi, plus que jamais. Elle s’était chargée de la taille des arbres fruitiers et sa main-de-justice, qui avait perdu quelque peu de sa blancheur ivoirine, tranchait impitoyablement les rameaux indiscrets.

De précoces chaleurs alourdissaient l’atmosphère en ces dernières journées du mois. Et un certain après-midi que Gaston s’était rendu à cheval à Noves pour négocier un achat de fourrage, l’air se fit particulièrement étouffant.

L’acquisition de ce cheval avait fait, un an plus tôt, l’objet de vives discussions. Son propriétaire ne pouvait plus le nourrir, et Gaston avait une envie folle de ce joli demi-sang, intelligent et fin.

— Nous avons plutôt besoin d’un gros percheron pour les labours, disait Mme Reillanne.

— Bah ! nous nous en sommes tirés pour les labours et Mutin nous rendra des tas de services. On peut très bien l’atteler pour des travaux légers, je le monterai pour mes courses et, mère, ça aura tout de même une autre allure que la bicyclette !

Un tel argument l’emporta : Gaston était un charmant cavalier. D’ailleurs, Mutin se rendit fort utile et mérita bien son avoine.

Cet après-midi donc, Gaston partit un peu tard, après une longue discussion avec un métayer, et sa mère dut le presser, observant avec inquiétude le ciel qui s’assombrissait.

— Eh bien ! s’il pleut, ce sera tant mieux pour nos champs. J’emporte mon imperméable. Surtout, mettez-vous à table sans moi si je ne suis pas rentré à l’heure du souper. Et ne te tourmente pas, mère, je serai prudent.

À huit heures, il n’était pas de retour, et les deux femmes se décidèrent à manger, sans appétit, un repas rapide.

Les nuages s’étaient amoncelés, couleur d’ardoise, et la nature offrait ce curieux renversement de valeurs qui se produit quand le ciel est plus foncé que la terre. Une inquiétante immobilité planait, pleine de menaces.

Un frémissement courut soudain, qui rebroussa les feuillages, fit battre quelques volets mal fixés, puis un trait de feu blanc raya l’ardoise céleste. Un monstre à l’affût dans les nuages rugit sourdement. Alors, un vent furieux se leva, qui saisit les arbres dans ses poings frénétiques, les tordit, les ploya, les agita comme des torches, saccageant les jeunes pousses et les fruits à peine noués. Les éclairs se multiplièrent, et le monstre rugit plus fort. La pluie se mit à tomber, oblique, en javelines serrées, mais l’ouragan ne diminua pas de violence.

On entendit craquer les ramures, se briser à terre des tuiles arrachées. La toiture de planches d’un appentis s’envola soudain, s’abattit dans la cour. Et Gaston ne rentrait pas.

— Il faudrait téléphoner à Noves, dit sa mère d’une voix sans timbre.

Christiane sortit du salon, revint au bout d’un moment :

— On ne répond pas. La ligne est coupée. Mais il n’essaiera sûrement pas de rentrer par ce temps-là, il ne faut pas s’inquiéter. Et, en disant cela, sa voix tremblait. Au dehors, des trombes d’eau s’abattaient par rafales.

Quelle nuit ! Les éclairs, maintenant, se succédaient sans interruption, aveuglants et bleus comme des flammes d’alcool. Les grondements féroces du monstre déchaîné ne s’arrêtaient plus.

— Écoutez ! fit soudain Christiane.

Au milieu du vacarme des éléments, on entendait faiblement, sur la route, une cadence régulière. Elle résonna plus forte : un galop.

Les deux femmes se précipitèrent au portail, se penchèrent dans la nuit, fouaillées par la pluie. Dans le halo de la lampe du perron, apparut un cheval ruisselant.

Mais il était sans cavalier.