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Jamais plus on n’avait fait allusion à la scène dramatique qui avait abouti au départ de Bernard André, et la jeune fille voyait avec un immense espoir s’égrener les derniers mois de sa minorité. Mais à cet espoir, se mêlaient de subtiles angoisses, nées de l’ignorance presque totale où elle était du sort de Bernard. Nicole était mariée, elle habitait Valence où son père l’avait suivie, et n’écrivait que bien rarement à son ancienne amie. Et c’est à peine si elle mentionnait parfois le nom de son frère aîné. Elle parlait du cadet, cependant, donnait des détails sur ses études. De Bernard, elle avait dit simplement qu’il espérait être nommé Inspecteur des Eaux et Forêts.

— Elle obéit à une consigne, se disait Christiane. Bernard lui aura défendu de me parler de lui, car enfin, elle sait que nous nous aimons, elle désirait vivement ce mariage. Mais il veut ne rien devoir à un encouragement extérieur. Ainsi seulement pourra-t-il être tout à fait sûr de mes sentiments… Ah ! Bernard, mon amour, quelle épreuve vous m’imposez !

La pauvre enfant, par moments, se sentait à bout de forces. Toujours se repaître des mêmes rêves et des mêmes tourments, sans une amie, sans personne à qui se confier ! Son cœur lui semblait s’user par ses vains battements durant cette longue attente. Et une crainte lancinante fréquemment revenait :

— Peut-être ne m’aime-t-il plus, tout simplement !

Alors, elle tirait de son coffret un instantané où la figure un peu osseuse de Bernard fixait sur elle son beau regard droit, et elle s’encourageait au souvenir de ses paroles d’adieu :

— Croyez en moi, Christiane, je reviendrai !

Réconfortée, elle acceptait avec plus de courage cette épreuve du silence à quoi elle était condamnée.

Un matin, après le passage du facteur, elle fut surprise de trouver une enveloppe à son nom, adressée d’une écriture inconnue.

Pendant quelques mois, Mme Reillanne ne s’était pas fait scrupule de surveiller le courrier de sa pupille. Mais le temps avait passé sans rien amener jamais que d’anodines lettres d’amies de pension, ou parfois des billets de Nicole André que Christiane, toujours, lui présentait par une sorte de coquetterie « Voyez combien exactement la consigne est respectée ! » et la tutrice, rassurée, avait abandonné son contrôle postal. Par quelle intuition, donc, Christiane devina-t-elle que ce pli pouvait se rapporter à Bernard et qu’il fallait le dissimuler, jusqu’à l’instant où elle pourrait le lire tranquillement dans sa chambre ? Enfin, elle put l’ouvrir, à l’abri des regards :

« Je vous demande mille fois pardon, disait la gentille Jeanine, d’intervenir ainsi dans vos affaires personnelles, mais je me figure que vous devez être très malheureuse, toute seule, et n’ayant même pas la sympathie de votre tante. Je suis orpheline, moi aussi, et quand j’ai fait la connaissance de mon mari, quand il s’est mis à m’aimer et que mon cœur lui a répondu, il a remplacé pour moi la famille que j’avais perdue. L’amour est encore plus précieux pour nous, les isolées, que pour les jeunes filles choyées, entourées de tendresse.

« Nous venons d’avoir la visite de M. André, qui est un grand ami de mon mari. Nous l’avons trouvé bien portant, courageux, mais se languissant de vous. Ne croyez pas qu’il vous oublie parce qu’il n’écrit pas. Il est très fier, il veut que votre tante ne puisse pas dire qu’il a abusé de vos sentiments. En somme, il veut être sûr que vous l’aimez assez pour l’attendre jusqu’au bout de ces deux années. Il n’y a plus que sept ou huit mois à passer maintenant, mais vous devez tellement sentir le vide de cette longue absence, que je n’ai pu me tenir de venir vous assurer que Bernard vous aime, qu’il pense à vous sans cesse… »

Christiane ferma les yeux, inondée de bonheur. Puis, tout à coup, un hoquet monta de sa gorge, et elle se mit à sangloter, à sangloter à grands coups qui la jetèrent sur son lit, toute secouée de spasmes. Enfin elle s’arrêta, épuisée, mais apaisée aussi.

— C’est la réaction, se dit-elle, comme pour se fournir à elle-même l’excuse d’une pareille faiblesse. J’ai dû trop prendre sur moi, et depuis trop longtemps. Mais comme cette jeune femme est bonne, comme elle a bien compris ma solitude ! Ah ! je ne doutais pas de Bernard mais, tout de même, cela me réchauffe le cœur, de savoir qu’il m’aime tant que cela et qu’il pense à moi toujours.