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— Quand vous aurez un fils… commença Jeanine.

Mais le jeune homme leva vivement la main pour l’arrêter.

— Pourquoi ? Cette supposition est bien naturelle. À moins que vous n’ayiez renoncé à Christiane.

— Ce ne sera jamais moi qui renoncerai.

— Elle non plus, si j’en crois ce que vous m’en avez dit. Avez-vous de ses nouvelles ?

— Vous savez bien que je ne dois pas en avoir. Et qu’elle ne doit pas en avoir de moi. Mme Reillanne ne pourra plus m’accuser d’avoir fait appel à la générosité, à l’enthousiasme de sa pupille.

— Elle n’aura rien à dire, puisque Christiane sera majeure.

— Ne voyez-vous pas que c’est pour moi une question de dignité morale ? Plus cette femme s’est montrée dure à mon égard, plus je tiens à forcer son estime.

— Et c’est le cœur de Christiane qui fait les frais de la démonstration…

— C’est surtout le mien !

Jeanine le regardait de ses yeux graves. Que dire à cet homme fier ? Elle savait que Christiane elle-même avait imposé cette attente de deux ans.

— Dans combien de temps Christiane sera-t-elle majeure ?

— Dans un peu moins de huit mois.

Comme il avait répondu vite ! Il devait compter les jours !

— On ne vous avait pas interdit de lui écrire.

— Je viens de vous expliquer pourquoi je ne voulais pas le faire.

Il resta silencieux pendant quelques instants, puis il enchaîna :

— D’ailleurs, Christiane n’a pas cherché à avoir de mes nouvelles.

Le reproche était d’une si flagrante injustice, que lui-même le sentit, chercha à l’atténuer :

— Il est vrai qu’elle ne pouvait guère le faire directement. Elle a pu apprendre par ma sœur que j’étais toujours en vie. C’est à peu près tout ce que ma famille a su de moi.

Jeanine ne répondit pas. Elle comprenait qu’il ne fallait pas insister. Le voile de tulle qui protégeait le sommeil du bébé s’agita, un vagissement monta, qui réclama toute l’attention de la mère. Bernard regarda avec curiosité le petit être qui agitait de minuscules poings crispés, ouvrant largement sa bouche édentée dans sa menue figure cramoisie. Ce n’est pas encore très joli, un bébé d’un mois, surtout quand il pleure. Mais sa mère le contemplait avec adoration.

Elle avait ce même regard pour Roger l’année dernière. Et, à vrai dire, elle l’a toujours.

Il se souvenait de son expression lorsqu’elle s’était tournée vers son mari, en sortant de l’église. Il soupira et prit congé :

— Mon train est à neuf heures ce soir. Je passerai dire au revoir à Roger.

Restée seule, Jeanine, tout en serrant dans ses bras son petit enfant qui têtait, se mit à réfléchir profondément.

— Je crois bien que je vais me mêler de ce qui ne me regarde pas, murmura-t-elle. Mais est-ce qu’une femme n’a pas le droit d’avoir pitié d’une autre femme ?

Bernard ne se doutait pas qu’elle était bien pitoyable, cette Christiane de qui sa rigueur cornélienne exigeait une force d’âme capable de se passer de tout secours. Ces deux années de guerre, pleines de douleurs, d’angoisses et de misères, avaient été rudes. À l’Espériès, on travaillait avec fièvre. Par la vie féconde de ses bergeries, de ses champs, de ses basses-cours et de ses ruches, le domaine luttait contre la disette. Il le fallait, car on traversait des temps difficiles. Deux années de suite les récoltes avaient été mauvaises, les vendanges lamentables. On manquait des engrais nécessaires pour les champs. Les réquisitions étaient impitoyables. Pour parer à tant d’ennuis, il fallait multiplier sa peine. La main-d’œuvre était rare, et Christiane faisait le travail de deux servantes.

Elle avait maigri, sa joue avait perdu sa rondeur enfantine. Ses rapports avec sa tante — elle lui donnait toujours ce nom commode — étaient froids, mais corrects.