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technique, dans des conditions très spéciales, du reste, à la Compagnie des Forces Hydrauliques du Vaucluse. Le travail m’intéressait, car il comportait des études sur le terrain, et je suis un homme de plein air, vois-tu.

— Un homme de plein air… Tu devrais être Inspecteur des Eaux et Forêts.

— Penses-tu ! Il faut avoir fait Nancy, et je suis trop vieux.

— Nous sommes en temps de guerre. Des tas de types sont prisonniers. Tu pourrais avoir une dispense, comme mutilé, on te l’accorderait sûrement. Un poste d’agent-voyer ne t’irait pas mal non plus. Et si tu ne peux pas être nommé titulaire, tu essaierais d’obtenir une délégation. Je vais m’informer de ça.

Qu’un homme entêté peut donc être dur à lui-même ! Bernard, résolu à ne pas adoucir l’épreuve qu’il s’était imposée, se torturait parfois le cœur et l’esprit à imaginer Christiane vivant, loin de lui, d’une existence à laquelle il n’avait aucune part. Du moins, elle lui paraissait telle. Même lorsqu’il se sentait, dans ses bons jours, sûr d’être aimé avec constance, il ne se figurait pas combien sa pauvre petite amoureuse se tourmentait de l’ignorance où il la laissait volontairement de tout ce qui le concernait. Non, il souffrait, seul et serrant les dents, et tout près d’en vouloir à Christiane de ne point posséder le pouvoir magique de se matérialiser près de lui aux heures où l’homme assoiffé de tendresse, appelle de tout son être la compagne élue.

Il habitait maintenant près de Grenoble, un petit chef-lieu de canton où il avait obtenu le poste d’agent-voyer. Sans piston, grâce à ses seuls titres, et aussi, comme Sérignac l’avait prévu, aux droits que lui conférait sa situation de mutilé. « Ses privilèges de mutilé », aurait dit M. Lesage. Un stage de quelques mois avait suffi pour mettre au courant de ses tâches l’ingénieur actif et dévoré du désir de ne plus se sentir diminué, mis à l’écart de la vie normale.

Peu après le départ de son ami, le bon Roger Soubeyran s’était marié. À son grand désappointement, et malgré ses supplications, Bernard s’était obstinément refusé à venir à la noce, qui avait été une noce villageoise toute simple, célébrée à Sommières, chez les parents du marié.

En raison des temps douloureux, on s’abstint de danser, mais à ce détail près, la noce fut très gaie. Le repas fut plus maigre qu’aux jours de l’abondance mais, péchaire ! il était arrosé par des crus généreux qui vous mettait du feu dans l’âme ! Bernard avait prévu qu’il en serait ainsi, et que l’exubérance méridionale triompherait de la tristesse ambiante, et il ne se sentait pas d’humeur à assister à une noce joyeuse — ni même à une autre, du reste ! alors que la sienne lui apparaissait si lointaine et si peu sûre.

Cependant, lorsqu’il y eut un bébé, et que Roger l’annonça à son ami en le priant instamment d’être le parrain de son fils, Bernard craignit de se montrer par trop grincheux et misanthrope en refusant encore. Mais il insista pour loger à l’hôtel, voulant garder ses coudées franches, et faisant observer que la présence d’une femme et de trois hommes dans l’appartement toujours aussi petit, constituerait un véritable encombrement, une insuffisance d’espace vital bien caractérisée, d’autant plus que de ces trois hommes, le plus jeune était fort exigeant.

Dans l’après-midi qui suivit a cérémonie, Bernard alla se promener dans les jardins de la Fontaine. Il se chauffait au soleil, heureux comme un lézard, car à ce Provençal habitué à de longs automnes rayonnants, le Dauphiné, où les nuits amenaient déjà le gel — on était à la fin d’octobre — paraissait bien rude.

Plongé dans une douce béatitude, il n’entendit pas quelqu’un prendre une chaise à côté de la sienne et sursauta quand une main se posa timidement sur son bras gauche. Tout effaré, il se redressa : Jeanine était là, avec la voiture de son poupon, grave, bien qu’elle eût son petit sourire réfléchi et prenant, dans sa maternité nouvelle, un air digne et recueilli qui lui allait très bien.

— Roger est allé reconduire ses parents. Mais je ne voulais pas que le petit Bernard fût privé de sa promenade habituelle. Oui, depuis une semaine, je l’amène tous les jours à la Fontaine, et je suis sûre qu’il l’aime déjà. Un vrai Nîmois !

[illisible] vous lui avez donné mon prénom ! J’en suis très touché.