et coupé de manière à mincir ingénieusement une taille qui, en dépit des restrictions (dont elle ignorait peut-être les rigueurs), tendait à s’épaissir avec excès. Bernard, il ne sut trop pourquoi, se mit à penser à la fable : Le chien et le loup. Ce dogue gras, luisant…
Le dogue lui fit un accueil affable — le mot convient admirablement, avec la nuance protectrice qu’on lui devine. Puis, son regard tomba sur la manche suspecte, et il sursauta :
— Ah ! Monsieur, vous êtes…
— Grand mutilé de guerre, parfaitement, dit sèchement Bernard.
— Et décoré, ah ! c’est magnifique, et combien mérité. Le bras droit, quelle chose atroce. Ah ! cette guerre !… Je suis navré, Monsieur. On ne m’avait pas prévenu. Mais dans ces conditions, vous comprendrez que… enfin, qu’il ne m’est pas possible de vous prendre pour collaborateur.
— Je ne vois pas pour quelle raison, dit Bernard, en s’efforçant de rester calme. J’ai suivi des cours de rééducation, j’écris très couramment de la main gauche et suis tout à fait capable, mes facultés mentales étant intactes, de reprendre une vie active.
— Je n’en doute pas, je n’en doute pas ! Voyons, c’est délicat à expliquer, et je serais au désespoir de vous blesser. Mais rendez-vous compte, Monsieur, que nous avons une clientèle de femmes très élégantes, et qu’il serait pénible pour leur sensibilité…
Bernard éclata d’un grand rire clair :
— Ah ! C’est donc ça ! Leur sensibilité, vraiment ! Comme on doit les admirer, ces belles dames, d’être trop sensibles pour supporter la vue de ceux qui se sont fait massacrer pour les défendre ! Ha ! Ha ! Ha ! Voyons, Monsieur, vous êtes jeune et vigoureux, vous étiez sans doute aux armées, comment pouvez-vous sortir à un camarade un bobard pareil ?
M. Lesage prit un air pincé ; il avait légèrement pâli et semblait s’être recroquevillé. Son veston lui allait moins bien. Brusquement, Bernard devina :
— Je me trompe ! Vous n’étiez pas mobilisé ! Ou bien, vous aviez réussi à vous embusquer ! C’est cela, parbleu ! Et dire qu’il faut voir ces gaillards-là, le prendre maintenant de haut avec les mutilés !
— Monsieur, dit le couturier en se redressant avec dignité, sachez que j’avais deux frères au front ! Et qui se sont très bien conduits.
L’hilarité reprit Bernard. Ce douillet personnage, qui se faisait un mérite des vertus le ses frères, était d’un comique achevé. Mais lui-même n’en jugeait pas ainsi, et ce fut d’une voix tremblante d’indignation qu’il protesta :
— Votre rire est une injure, Monsieur ! Vous abusez de vos privilèges de mutilé pour m’insulter impunément !
Bernard cessa de rire et regarda le gros homme avec une vive curiosité :
— Mes privilèges de… Oh ! ça, c’est une trouvaille. Vous êtes un grand humoriste, Monsieur, et qui plus est, un humoriste inconscient. Vous m’excuserez de ne pas vous tendre la main que je n’ai plus. À ne pas vous revoir, Monsieur !
Il rentra chez lui d’un pas résolu. « À présent, je vois clair, se disait-il. Quelle sottise de ma part de vouloir aller faire le joli-cœur dans une maison de modes ! Quelle folie de vouloir à tout prix m’astreindre à des besognes pour lesquelles je ne suis pas fait ! » Pendant des heures, il réfléchit à la façon d’adapter ses possibilités actuelles à ses capacités foncières. Vers la fin de l’après-midi, Sérignac arriva, l’œil hagard :
— Mon vieux, qu’as-tu fait ? Lesage s’est brouillé avec Mourlot, qui s’est brouillé avec moi, qui voudrais…
— Te brouiller avec moi ?
— Non, savoir ce qui s’est passé.
Bernard lui narra toute l’histoire. Sérignac applaudit avec enthousiasme :
— Bravo, tu as eu joliment raison de dire son fait à ce goujat ! Il faut que je raconte ça à mon oncle le colonel. Mais, à propos, il pourrait te pistonner…
— Écoute, non, Sérignac, plus de piston. Ça ne me réussit pas. Je me suis entièrement fourvoyé quant à la manière de me refaire une situation. Il faut que je tire parti de mes études antérieures.
— Tu étais ingénieur civil, je crois ?
— Oui, sorti de Centrale. Mais je n’avais pu trouver qu’un poste de dessinateur