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— Papa !… — dit Erdéval en montrant le monsieur inconnu — c’est M. le Procureur de la République !…

Le vieillard lança au magistrat un regard furibond, et ne le salua pas.

Chaque fois qu’Anatole, ou lui-même, avaient une discussion ou une difficulté avec les gens du pays et les domestiques, le marquis avait coutume d’appeler immédiatement la gendarmerie. Le brigadier eût été son garde particulier, que le vieillard n’eût pas disposé de lui avec plus de désinvolture.

Au début, le brigadier s’était prêté avec bonne grâce aux exigences du marquis. Mais quand il avait vu que le pauvre homme obéissait aveuglément à M. Anatole, et que c’était pour servir les haines du palefrenier qu’on le dérangeait ; quand il avait eu constaté, à plusieurs reprises, que toujours les torts étaient — du moins au début — du côté de ceux qui requéraient son intervention, il avait envoyé, avec politesse, le maître et le valet se promener.

Alors le marquis s’était adressé au Procureur de la République, se plaignant d’être en butte aux méchancetés des gens du pays, de courir même un réel danger. Son régisseur avait été menacé à plusieurs reprises, et même attaqué. On avait failli l’assommer.

En même temps, le marquis intriguait auprès du Président de la République, qui faisait officiellement prier le parquet de Saint-Lô d’agir.

Avec tout le soin possible, désireux comme on le peut penser — d’être agréable au chef de l’État, le Procureur de la République fit son enquête. Elle fut épouvantablement mauvaise — non pour le marquis lui-même, qui n’avait plus aucune personnalité et n’agissait que comme un pantin dont on tire les fils — mais pour l’individu qui était son maître absolu en toutes choses.

« … Cet homme — un alcoolique notoire avait les crises habituelles à tous les alcooliques : fureurs, délire de la persécution, monomanie du commandement, folie des grandeurs, etc., etc… Il n’était pas arrivé encore au degré où l’on est interné. Toutefois, depuis deux ans, les monomanies de l’homme empiraient. Le marquis ignorait tout et ne s’apercevait même pas qu’il buvait. Pour lui, son régisseur était « malade ». Cet Anatole était un individu méchant et même dangereux, étant donné qu’il était toujours armé et pouvait, en état d’ivresse, tuer ou blesser sans motif. Il était parfaitement vrai qu’on avait manqué l’assommer et qu’on lui jetait des pierres.

Plusieurs habitants avaient même été poursuivis correctionnellement pour des faits de ce genre, et condamnés légèrement, parce que la provocation était évidente toujours.

En somme, c’était la vie des habitants de Saint-Blaise et des environs qui était menacée, beaucoup plus que celle du marquis. Le danger le plus sérieux que courait le vieillard venait de son intendant. Si jamais il manifestait une velléité de résistance aux volontés de Malansson, il pourrait bien lui arriver malheur.

On ignorait le passé de cet individu. On ne retrouvait sa trace qu’à partir de l’école de dressage de Saint-Lô. Le fils du marquis, le comte d’Erdéval, habitant à Auteuil, et au château d’Angicourt, en Lorraine, avait été interrogé. Il ne savait rien de plus. Cet homme, jadis palefrenier chez son père, avait autrefois séjourné chez lui à Auteuil, pendant trois semaines environ. Là aussi, on avait constaté que c’était un ivrogne et un fainéant. Depuis, Anatole Malansson avait pris sur son père une influence absolue et désolante et avait éloigné ses enfants et lui du vieux marquis. »

Le Ministre de la Justice avait envoyé à l’Élysée, non seulement le résumé, mais le dossier complet de l’enquête. Des lettres, des témoignages des gens les plus honorables du département, attestaient que le nommé Anatole Malansson était une canaille, et qu’on l’avait surnommé « La Terreur de la Manche », parce qu’il terrorisait le pays.

Le marquis d’Erdéval était plutôt aimé. On disait : « Le pauvre homme ! il est vieux !… c’est pas sa faute. »

Le vieux marquis avait, bien entendu, ignoré et l’enquête et son résultat. Et il avait, comme par le passé, continué à accabler de plaintes le Procureur de la République qui, à chaque nouvelle affaire, se défilait.

C’était, par hasard, un magistrat honnête et un homme bien élevé. Mais si poliment et discrètement qu’il se dérobât, le vieux marquis, voyant qu’on ne plongeait pas les ennemis de M. Anatole dans les cachots de Saint-Lô, avait flairé la dérobade, et voué au magistrat récalcitrant une haine que le palefrenier attisait soigneusement.

Le Procureur comprit ce qui se passait dans l’esprit du vieillard. Il salua, et dit avec courtoisie :

— Vous vous étonnez, Monsieur, que ce Procureur, qui ne vient pas quand on l’appelle, arrive alors qu’on ne l’appelle pas ?… C’est qu’il ne vient que quand il y a urgence… comme aujourd’hui…

Le marquis, peu à peu, redevenait lui-même, comme toujours lorsqu’il était hors de la surveillance du palefrenier. Et il comprenait vaguement que ce danger qu’il venait de courir, ou, du moins, cette peur atroce qu’il