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n’étaient pas toujours à ses côtés pour défendre sa pauvre vieille existence, il serait assassiné à l’instant.

Depuis plus de douze ans le vieux marquis, si plein de morgue et de dédain, supportait tout de cet homme sur les origines duquel il n’avait aucun doute, puisque jadis il l’avait eu comme palefrenier.

Anatole — devenu mossieu Anatole et ensuite mossieu Malansson — d’abord « piqueur », puis « régisseur », puis enfin « ami » se croisant les bras, servi par tous les domestiques et même par le marquis, en était arrivé à traiter le vieillard avec la plus abominable insolence, le tutoyant, et le menaçant quand les choses n’allaient pas comme il voulait.

Et le vieux marquis, dominé, écrasé, se ressaisissant parfois une minute et retombant un moment après, plus complètement qu’avant son essai de révolte, sous la domination du gredin qui le terrorisait, souffrait le martyre et préférait quand même ce martyre à l’abandon, qui, croyait-il, serait le signal de son assassinat.

Devant lui, sur le bureau, mossieu Anatole préparait la plume et le buvard. Le vieillard suivait d’un œil inquiet ces préparatifs. À la fin, il dit avec embarras :

— Je trouve… il y a certaines conditions… enfin, je veux… avant de signer… montrer ce… ce papier à M. Vaudrey…

— Tu dis ?… — fit M. Anatole d’un ton menaçant.

— Je dis… — fit le marquis, essayant encore cette fois de redevenir lui-même et ne se laissant pas apparemment intimider — que M. Vaudrey est mon notaire… et que je ne veux pas le froisser en signant une chose de… de cette importance… sans le consulter auparavant…

L’homme haussa les épaules. La peau de son petit crâne pointu apparut, violette, au travers des rares cheveux et, tournant brusquement vers le bureau le fauteuil du marquis qui faillit tomber, il gronda :

— Allons !… pas de bêtises !… Écris !…

Le marquis d’Erdéval se leva, révolté, vraiment hors de lui :

— Non !… — fit-il froidement — je n’écrirai pas… du moins pas aujourd’hui !…

— Ah !… vieux gueux !… tu…

Miche dégringolait l’escalier de la tourelle.

Le marquis l’entendit :

— On marche !… — fit-il, à moitié content de sentir quelqu’un à portée de lui, à moitié ennuyé de penser que, peut-être, on avait entendu ce qui avait été dit. — Taisez-vous, je vous en prie, Anatole !…

Mossieu Anatole avait pris le marquis par les poignets, et l’avait brutalement rassis dans le fauteuil. Puis, comme le vieillard le regardait effaré, il sortit de sa poche le revolver qui ne le quittait jamais et, le lui mettant sous le nez, il lui dit avec un gros rire :

— Allons !… sois bien gentil ?…

Le marquis promena un œil terrifié, de la fenêtre ouverte à côté de lui, à la porte placée en face de son bureau. Il comprenait qu’il n’avait à attendre aucun secours. Mais, soudain, son visage s’éclaira :

La porte, doucement ouverte, venait de donner passage à Miche. Elle s’avançait doucement derrière l’homme, qui ne la voyait pas venir.

Lorsqu’elle fut contre lui, elle lui saisit les deux bras avec violence et les lui tint levés au-dessus de la tête, tandis qu’il gigotait, cherchant à se dégager.

Mais la jeune fille, solide, entraînée à tous les travaux de la terre, était beaucoup plus forte que le fainéant alcoolique, qui se débattait entre ses mains, avec des hurlements de bête, et en agitant ridiculement ses membres mous.

Il y eut une très courte lutte.

L’homme tournait derrière le bureau, emmenant Miche du côté de la fenêtre à laquelle il finit par s’adosser. Alors la jeune fille, avec une agilité de singe, lâcha les bras du palefrenier, se baissa, et, le saisissant par les jambes, le fit basculer dans le vide.

Sous la fenêtre on entendit un juron.

— Sacré mille tonnerres !… un peu plus il nous tuait, ce cochon-là !…

Tandis que, dans la chambre du vieux marquis, Jean, émerveillé, criait :

— Bravo, Miche !…

Brusquement, la jeune fille, qui regardait par la fenêtre ce que devenait mossieu Anatole, se retourna et aperçut Jean. Et elle qui n’avait pas eu peur un instant quand elle luttait avec le palefrenier, qui était restée rose et souriante alors que sa vie était en jeu, se sentit tout à coup tremblante, et demeura immobile, regardant avec une sorte d’effroi le jeune homme, qui s’avançait vers elle ému et heureux.

— Miche !… — répéta-t-il — grand-père et nous te devons une belle chandelle, mon petit !…

Le vieux marquis s’était levé avec peine. Bouleversé, les mains moites et les jambes en coton, il cherchait, sans y parvenir, à comprendre ce qui se passait.

Tout à l’heure cette scène effroyable avec son favori !… Et l’intervention inespérée de Miche !… Et son petit-fils qui tombait du ciel !… Et son fils, à cette heure !…

Car le marquis voyait entrer son fils, accompagné d’un monsieur qu’il ne connaissait pas. Olivier les suivait, l’air narquois