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L’heure du déjeuner et du dîner des domestiques était toujours choisie par Anatole et le marquis lorsqu’ils avaient à causer de choses secrètes. Ils étaient sûrs de n’être ni dérangés ni entendus.

La perspective de se lever le lendemain de bonne heure pour aller à Saint-Lô, — tenait à voir l’homme d’affaires et à relire avec lui une dernière fois le projet de donation — ne souriait pas à M. Malansson. Il répondit :

— Je veux réfléchir… il sera temps d’écrire ça demain à cette heure-ci… j’irai chercher le papier l’après-midi… si je me décide !…

— Oh ! Anatole ?… — supplia le vieux marquis terrifié — je vous en supplie à genoux…

— Nous verrons ça !… — répliqua l’homme en s’en allant — je ne promets rien !…

Dès qu’elle eut vu sortir mossieu Anatole, Miche se releva, et alla s’asseoir au bureau chargé de paperasses. Puis elle s’en fut dans sa mansarde, natta soigneusement ses lourds cheveux, mit sa plus belle coiffe de mousseline et ses habits des dimanches, descendit doucement l’escalier et, ôtant avec précaution les barres de fer qui ferraient la porte de la tourelle, sortit du château.

Un quart d’heure plus tard, Miche, souple et légère, filait rapidement dans la nuit sur la route de Saint-Lô.

XVIII


A une heure du matin on vint apporter une dépêche à la petite maison d’Auteuil.

Et comme M. d’Erdéval, éveillé le premier par la sonnette, s’étonnait que l’on vint à cette heure, le télégraphiste lui répondit.

— C’est que, monsieur, c’est une dépêche recommandée, qui vient du Parquet de Saint Lô…

— Du parquet de Saint-Lô !… — répéta le comte tremblant d’apprendre qu’il était arrivé quelque chose à son père.

La dépêche le rassura. Elle débutait en disant que le vieux marquis se portait à merveille, et qu’il s’agissait seulement de lui rendre un service pressé et important. M. d’Erdéval était prié de venir à Saint-Lô, seul ou avec ses fils, immédiatement, de façon a se trouver le lendemain, à quatre heures, au cabinet du Procureur de la République.

Le comté écrivit la réponse et la remit à employé. Puis il s’en fut avertir sa femme et ses enfants.

« Demain » — disait la dépêche partie à onze heures de Saint-Lô. Pour être le soir à quatre heures au Parquet, il fallait prendre le premier train.

Jean et Olivier partirent avec leur père. Le train eut un retard considérable, et à quatre heures et demie seulement, les Erdéval arrivaient au rendez-vous.

Le procureur de la République était parti, laissant un mot pour M. d’Erdéval qui, après l’avoir lu, courut chez Pitoy le loueur de voitures, fit atteler rapidement un landau et fila grand train vers Saint-Blaise, inquiet malgré tout, et redoutant quelque malheur.

— Calme-toi donc, papa !… — répétait Olivier — tu t’agites pour rien, je t’assure !…

— Mais… — disait M. d’Erdéval qui s’affolait davantage à mesure qu’il approchait de Saint-Blaise — il faut absolument qu’il soit arrivé quelque chose de grave pour que…

— Sûr qu’il est arrivé quelque chose de grave !… mais pas à grand-père, puisque la dépêche de Saint-Lô annonçait qu’il allait bien… c’est à Anatole qu’il a dû arriver quelque chose !… et je ne vois pas qu’il y ait de quoi te mettre dans un pareil état ?…

— C’est juste !… — fit M. d’Erdéval calmé par cette supposition — c’est probablement Anatole qui aura fini par écoper…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .

A six heures et demie, Miche monta comme la veille dans son petit réduit. Et, tout de suite, elle alla se coucher à terre au fond de la pièce, l’œil collé à la fente du parquet.

Dans la chambre du premier étage, mossieu Anatole venait d’entrer, une sorte de grand portefeuille à la main. Le marquis, assis près de son bureau, lisait un journal :

— Voici le papier !… — fit l’homme en dépliant une feuille qu’il tendit au vieillard.

Le marquis d’Erdéval prit la feuille et dit, après y avoir jeté un regard :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?…

— C’est le modèle à copier sur le papier timbré !…

Il sortit, d’un vieux morceau de journal, une feuille de papier timbré et conclut, en la posant sur la table :

— Le voilà !…

Le vieux marquis parcourait le « modèle » que mossieu Anatole lui avait remis. Il comprenait qu’on lui demandait là une chose abominable et, au moment d’accomplir un tel acte, il reculait. Ce qu’il avait promis la veille, dans un instant d’affolement, l’effrayait aujourd’hui.

Depuis des années, le palefrenier terrifiait le vieillard en lui répétant sans cesse qu’il était entouré de bandits qui en voulaient à son argent et à sa vie, et en lui persuadant que si lui, Anatole, et sa célèbre mitrailleuse,