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En recevant de son père une lettre timbrée de Saint-Blaise, M. d’Erdéval fut enfin rassuré. Il savait vaguement ce que c’était que l’automobile, et jugeait à quel danger le vieillard venait d’échapper. Quant au marquis, il demeurait inconscient de ce danger. Il était comme ces commis de magasin qui, sans être jamais montés à cheval, s’en vont louer un cheval, et se font tuer à quelques mètres du manège d’où ils sont partis.

Mais il était inutile, même après l’accroc de Ville-d’Avray, de chercher à lui démontrer que le palefrenier ignorait la pratique de l’auto, et que c’était folie de se confier à lui et de monter sur une machine qui, à elle seule, était déjà un danger.

Erdéval se consola en se disant que « mossieu Malansson » ne saurait pas faire marcher le paquet de ferrailles que le marquis décorait du nom d’automobile, et que les choses en resteraient là.

Mais comme son père recommençait à lui réciter quotidiennement dans ses lettres les litanies d’Anatole, il lui écrivit qu’il le priait, une fois pour toutes, de ne plus lui parler du palefrenier.

Toutefois, il apprit que l’homme continuait à passer à Saint-Blaise la plus grande partie de son temps. Parfois, il s’absentait, mais reparaissait au bout de quelques jours.

Les Erdéval étaient renseignés par des lettres semblables à la lettre — d’une écriture Louis quatorzesque, disait Olivier — qui les avait avertis, un an plus tôt, de l’arrivée à Paris du palefrenier, alors que le marquis descendait encore à Auteuil.

Ces lettres, admirablement dites, tournées avec une rare élégance, racontaient avec une clarté extrême les misères du vieux marquis. Elles étaient timbrées tantôt du Mesnil, tantôt de Pont-Bellangé ou même de Vire. Très intrigué, M. d’Erdéval avait envoyé au docteur Bouvier quelques-unes des lettres de son correspondant inconnu. Il lui demandait s’il ne soupçonnait pas de qui elles pouvaient être.

Le docteur répondit que, lui, ne connaissait dans le pays personne qui pût écrire de la sorte. En général les habitants de la Manche, bourgeois, hobereaux, ou gens de marque, manquaient plutôt de culture. Et elles étaient stupéfiantes, ces lettres !… Leur forme d’abord était exquise, et puis, elles contenaient de surprenants détails sur la vie du vieux marquis dont, en général, on ne savait plus grand’chose. Tout ce qui était écrit là devait être vrai. Et en parlant d’une des lettres, où il était dit que mossieu Anatole menaçait parfois le vieillard, le docteur ajoutait :

« Je comprends votre inquiétude, mais il ne faudrait pourtant pas l’exagérer. Votre père, je crois, ne court aucun danger réel. Si ce gredin l’injurie, le menace même, permettez-moi de vous dire qu’il ne l’a pas absolument volé. Étant donné les façons que M. d’Erdéval a laissé prendre à son palefrenier, il n’arrive que ce qui devait arriver.

Quant à brutaliser votre père, de façon à lui faire un mal quelconque, non !

Ce fainéant qui mange, boit et dort toute la vie, sait bien que si, comme c’est possible, M. d’Erdéval lui laisse une part de son bien, il ne pourra tout de même pas mener l’existence de coq en pâte qu’il mène à l’heure actuelle. Il n’a donc aucun intérêt à raccourcir, soit par de mauvais traitements, soit de n’importe quelle façon, la vie de sa vache à lait. Soyez assuré qu’il s’efforcera, au contraire, de la prolonger le plus qu’il pourra.

Que cette vie ne soit pas très agréable, c’est possible, mais ce n’est pas vous qui l’avez faite telle quelle, et il ne dépend pas de vous de la changer.

Je vais tâcher de voir Miche qui travaille toujours au château, mais ça ne m’apprendra pas grand’chose, car elle est dans le même état. Avec ça, belle à miracle ! Je l’ai aperçue l’autre jour à l’enterrement de cette pauvre mère Orson qui s’est laissé filer. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XVII


A Saint-Blaise, Miche vivait toujours dans la bibliothèque, et surtout dans le recoin qu’elle avait meublé et arrangé à sa guise, avec les meubles anciens trouvés dans le grenier.

Depuis la mort de la mère Orson, le vieux marquis avait fait mettre dans une sorte de mansarde, à côté de la bibliothèque, un lit pour la jeune fille. Elle mangeait avec les domestiques et les aidait quand ils le lui demandaient. Mais l’infirmité, qui rendait toute explication impossible, faisait que, en somme, on employait peu Miche.

Elle passait presque tout son temps au second étage, où seule elle entrait, et qui était certainement la partie la mieux tenue du château.

Depuis quelques jours, Miche faisait signe qu’elle n’avait pas faim. Et au lieu de prendre ses repas avec les domestiques, elle emportait dans sa chambre un morceau de pain et un fruit.

Un soir, qu’elle venait de monter à la