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grand-père !… lui faire voir où le mène cette transformation de sa mentalité…

— Si on essayait de lui démontrer ça, on se brouillerait avec lui sans plus !… D’ailleurs il a dû partir ce matin… demain il sera à Saint-Blaise… il est trop tard !…

— Bah !… est-il parti, seulement ?…

— Oui… il me dit dans sa lettre, qui est d’hier soir, qu’il part demain matin… c’est à-dire ce matin… à huit heures…

Dans la journée, Mme d’Erdéval passa au petit hôtel meublé de la rue de Naples et s’informa de son beau-père :

On lui répondit, sans politesse et d’un air soulagé

Ils sont partis !…

Le jour suivant, le comte qui espérait un mot de son père, ne reçut rien. Le surlendemain, une lettre du marquis arriva. Elle était datée de Ville-d’Avray.

Le vieillard, habituellement si net, si clair dans ses explications, racontait en un style colimaçonné, qu’il s’était arrêté à Ville-d’Avray — c’est-à-dire à vingt minutes de Paris en automobile — parce qu’il pleuvait trop fort pour continuer à marcher ce jour-là.

Quand M. d’Erdéval reçut la lettre, le temps était radieux et il dit, en montrant le soleil qui entrait à pleins rayons dans la salle à manger :

— Aujourd’hui papa a eu beau temps pour se remettre en route !…

Mais la comtesse ne crut pas au prétexte donné par son beau-père, et elle dit à son mari :

— Votre père arrêté par la pluie ?… lui qui ne s’embarrasse jamais du temps qu’il fait !…. Allons donc !… Anatole n’aura pas pu conduire l’auto, voilà tout !…

Le lendemain, autre lettre venant encore de Ville-d’Avray. Dans celle-là, le marquis oubliant le prétexte de la pluie donné la veille racontait qu’il avait été pris de « la peur de la locomotion ». Il ne pouvait pas supporter l’automobile !… C’était un effet nerveux, etc…, etc…

— « Cet automobile tant aimé !… qu’il avait toujours souhaité, et duquel il ne pourrait plus se passer maintenant qu’il en avait goûté !… » — dit M. d’Erdéval qui, un peu froissé que son père lui racontât des couleurs de cette taille, répétait ironiquement les paroles enthousiastes du vieux marquis. — C’est égal !… papa se moque un peu trop de moi !… il dépasse vraiment la mesure !

Et il s’en fut vers le soir à Ville-d’Avray. Là, il n’eut pas de peine à trouver la trace de son père et de l’homme. Mossieu Anatole avait révolutionné le petit pays.

A un garage d’automobiles, le comte fut tout de suite renseigné. Il apprit que l’auto s’était arrêté au milieu de la côte de Picardie sans que le palefrenier pût le faire avancer.

En revanche, il faisait — par sa brutalité et sa lourdeur de main — zigzaguer de telle sorte la voiture, que le « vieux monsieur » pris de peur était descendu, et avait demandé à un charretier qui passait de lui envoyer du secours.

Et l’ouvrier mécanicien qui parlait à M. d’Erdéval, ajouta :

— C’est moi qui suis allé les chercher !… Le vieux monsieur était bien gentil… bien poli… c’est pour ça que je les ai ramenés… car l’autre… l’intendant, soi-disant… quel mufle !… Il voulait m’apprendre mon métier, monsieur, figurez-vous ?… et jamais, jamais il ne sera f… de conduire une machine !… il a une main impossible… il démolit tout !… et comme il ne veut pas qu’on lui montre comment s’y prendre…

— Est-ce que M. le marquis d’Erdéval est encore ici ?… je…

— Ah ! c’est vraiment un marquis !… Nous n’avions pas cru !… ça n’a pas l’air… quoi qu’il est bien gentil !… mais l’autre lui parle si grossièrement que nous n’avions pas cru que c’était un intendant… Alors, nous avions pensé que c’étaient deux farceurs !… Tenez !… la v’là, leur voiture !… c’est moi qui vais la leur expédier par le chemin de fer !…

— Ils sont partis ?…

— Oui… après avoir été expulsés d’un hôtel… L’homme était saoul et il traitait tout le monde d’ivrogne… alors, on l’a sorti !… Ils sont allés à l’hôtel du Soleil… là il y a encore eu des histoires… vu qu’on a refusé de conduire leurs bagages à la gare… Ah ! vraiment, c’vieux monsieur-là, c’est un marquis ?…

M. d’Erdéval indiqua le misérable auto rouillé, qui gisait piteux dans un coin du garage, et demanda :

— Qu’est-ce que ça vaut une machine comme ça ?…

— Dans les deux cent cinquante à trois cents… la voiture n’est pas du tout en état !… il n’y avait qu’à la regarder pour s’en apercevoir… Même sans connaître rien aux autos…

— Qu’est-ce qu’on peut revendre une voiture comme celle-là ?…

— J’vous dis dans les deux cent cinquante à trois cents… plus cher si on retrouve un autre imbécile…

M. d’Erdéval mourait de soif. Il entra à l’hôtel qu’avait habité en dernier lieu le marquis. Et comme il se hasardait à parler de son passage à Ville-d’Avray, il fut presque injurié.

Les gens du bureau le regardèrent d’un air soupçonneux, en lui disant qu’il avait « de bien mauvaises connaissances !… »