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marquis monter dans cette misérable machine et, le soir, elle dit à M. d’Erdéval :

— Mon beau-père m’a dit qu’il partait après-demain… Vous devriez aller le voir et tâcher que, au moins il emmène avec lui un homme qui sache conduire… c’est effrayant de le voir, à son âge, s’embarquer seul avec Anatole qui sûrement ne sait rien de rien !… S’ils ont une panne… comme ça arrive aux plus malins… qu’est-ce qu’il fera ?… ou si la voiture culbute dans quelque fossé ?…

Le lendemain, M. d’Erdéval s’en fut au petit hôtel de la rue de Naples. Devant lui filait une femme qui s’arrêta devant l’entrée de l’hôtel meublé, regarda à droite et à gauche, hésita et, finalement, s’élança et disparut dans la maison.

M. d’Erdéval entra presque au même ins tant, et demanda au bureau :

— Le marquis d’Erdéval ?… Une voix de femme cria :

— Auguste ! Est-ce que les Malansson sont pas sortis ?…

— Non… y sont chez eux !… — répondit une autre voix qui partait de la cour — y viennent de sonner !…

M. d’Erdéval monta l’escalier obscur. Au moment où il arrivait à l’entresol — qu’habitait son père — il aperçut la petite femme entrevue dans la rue. Elle s’avançait en hésitant dans le long corridor. Tout à coup, une porte s’ouvrit sur son passage et, pour la seconde fois, elle disparut.

— L’hôtel est bien ce que je pensais !… — se dit M. d’Erdéval.

Le vieux marquis était seul, et son fils éprouva une sorte de joie de l’absence du palefrenier.

Au bout d’un instant, songeant à la petite dame rencontrée, il dit en riant :

— Pour un homme respectable, tu t’es vraiment logé dans un singulier endroit !…

— Oh !… crois-tu ?…

— Je ne crois pas… je suis sûr !…

M. d’Erdéval tournait le dos à la porte qui conduisait à la chambre du palefrenier. Un énorme rire, éclatant contre lui, le fit se lever d’un jet.

M. Anatole, les yeux papillotants encore de sommeil, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, apparaissait pour défendre l’hôtel de son choix.

— C’est un hôtel très comme il faut… et qui n’a rien d’extraordinaire !…

Et comme le comte, résolu à ne plus adresser la parole au palefrenier, restait silencieux, l’homme reprit :

— D’abord, la dame de l’hôtel va le dimanche à la messe avec ses petites filles !…

Et le vieux marquis, tout fier de l’argument définitif trouvé par son favori, appuya triomphant :

— Tu vois ?…

— Marguerite m’a dit que tu partais de fit M. d’Erdéval sans répondre — comment pars-tu ?…

— Dans l’automobile, naturellement !…

— J’entends bien !… mais qui est-ce qui te conduit ?…

— Anatole..

— Il a son brevet de chauffeur ?…

— Il n’a pas besoin de brevet !… il conduit comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie !… il a émerveillé les gens qui ont vendu l’auto…

— Je sais… je sais !… — fit le comte désireux d’arrêter le récit des prouesses du palefrenier — mais quand même il conduirait encore mieux qu’il ne conduit… quand même il n’y aurait que lui dans le monde qui saurait conduire… il lui faudrait tout de même un brevet de chauffeur… parce que la police l’exige ainsi…

— C’est tout à fait inutile !… — dit le palefrenier avec arrogance.

— Si tu conduis ou fais conduire sans brevet… — continua M. d’Erdéval, en s’adressant toujours à son père — et que tu écrases ou démolisses quelqu’un, tu auras une amende très sévère… beaucoup plus sévère que celle que tu aurais si tu avais ce brevet, puisqu’il est formellement interdit de conduire sans l’avoir…

Une porte se ferma avec un tel fracas que le vieux marquis sauta en l’air. M. Anatole venait de sortir.

— Tu penses bien… — continua M. d’Erdéval — que je ne viens pas te dire tout ça pour t’effrayer ou te dégoûter de ton voyage… Tu as acheté un auto, je pense que c’est pour t’en servir ?… Mais il faudrait t’en servir dans des conditions normales… Ce que tu veux faire là est fou !… Moi qui ai vingt-cinq ans de moins que toi et qui ne suis pas capon, je ne tenterais pas cette chose absurde d’entreprendre un voyage, avec une machine dont je ne connais pas le mécanisme, et un homme qui ne le connaît pas plus que moi !…

Le marquis haussa les épaules avec pitié :

— Alors Anatole ne connaît pas le mécanisme ?… Lui, qui raccommode les pendules et les montres que les horlogers ne savent pas raccommoder !…

— !… !… !…

— Hier, quand je suis parti de chez toi, il y a encore eu une panne… et c’est encore Anatole qui a trouvé d’où elle venait !…

Puis, le vieux marquis oubliant qu’il avait, naguère, écrit et dit à son fils que l’automobile lui faisait horreur, expliqua :