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Miche




A Madame

DE ALVEAR PACHECO Y ANCHORENA,

avec beaucoup d’amitiés de sa filleule « MICHE » et de GYP.

Décembre 1915.


I


Le domestique entra dans la salle à manger et, après avoir posé sur un dressoir le plat qu’il portait, expliqua :

— C’est l’Champêtre qui est là… y voudrait dire un mot à monsieur le marquis.

En entendant annoncer « le Champêtre », le comte d’Erdéval, assis en face de son père, avait enveloppé d’un regard inquiet ses quatre enfants. Il redoutait quelque gaminerie, quelque farce des garçons ou même de la petite fille, qui vivait de la vie de ses frères et les imitait avec docilité. Mais Jean, Olivier et Jacques causaient paisiblement avec leur précepteur, et Simone, occupée à suivre les mouvements de la gouvernante qui sucrait pour elle une énorme assiettée de fraises, semblait avoir, elle aussi, la conscience très tranquille.

Et M. d’Erdéval se rassura tout à fait, en entendant le domestique qui disait :

— Y vient de la part de M. l’curé… paraît qu’c’est pressé…

— Qu’est-ce que c’est encore ?… — fit le marquis avec humeur. Et après un instant de réflexion, il acheva, l’air agacé :

— Eh bien, qu’il entre !…

Le garde champêtre — un grand Normand dégingandé — parut et dit, du seuil de la porte :

— Mande excuse de vous déranger, monsieur l’marquis… mais c’est M. l’curé qui m’envoie dire qu’la Florine vient d’passer en laissant tout seul son p’tit…

— C’est fort triste !… — dit le marquis avec indifférence — mais on n’y peut rien !…

Il prévoyait une demande de secours — la sixième depuis quinze jours — et pensait à part lui que cela devenait vraiment abusif.

Le garde champêtre — qui tournait son chapeau de paille entre ses grosses mains rouges — continua :

— C’est que… voilà !… on n’sait pas quoi faire du gosse !…

— C’est l’affaire du maire !… — dit aigrement le marquis, qui ne pardonnait pas aux habitants de Saint-Blaise de ne pas l’avoir élu.

— M’sieu l’mare a la jambe cassée… sans quoi y s’occuperait lui-même du p’tiot.

— Pourquoi les sœurs ne le prennent-elles pas ?… si elles ne sont même pas bonnes à ça ?…

Le vieillard en voulait aussi aux sœurs qu’il ne trouvait pas suffisamment domestiquées.

Il n’était revenu que depuis quelques années à Saint-Blaise qu’il avait quitté vers 1860. Las un beau jour des déplacements, trop vieux pour suivre le train mondain qui avait jusque-là rempli sa vie, il s’était souvenu de ce joli château qu’il aimait autrefois, et il avait résolu de l’habiter, d’y occuper une situation et d’y recevoir des amis.

Les Normands étaient — à l’entendre — des êtres d’exception, des créatures d’élite, sur qui les révolutions avaient glissé sans entamer leur primitive candeur.

Méprisant le reste de la France, et spécialement la Lorraine — où il était né et que son fils habitait encore une partie de l’année — il avait coutume de dire : « Les horribles Lorrains », et « mes bons Normands », jusqu’au jour où il s’était définitivement échoué au milieu de ces Normands tant chéris.

Devenu veuf lorsque son fils avait quatre ans, le marquis avait confié à ses parents la garde du petit Antoine, tandis qu’il vivait à sa guise, libre d’entraves et passant seulement de temps à autre quelques semaines auprès de l’enfant, qu’il accablait