Page:Gyp - Miche.djvu/69

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et Simone alla le lendemain rue de Naples. Elle en revint ahurie, racontant :

— J’ai à peine vu grand-père sans Anatole !… Ils ont des chambres qui communiquent… et il a été tout le temps là !… il n’y a qu’à la fin… grand-père lui a demandé d’aller acheter des gâteaux… il a été parti cinq minutes… Alors grand-père m’a dit : « Ça gêne donc ton papa et ta maman que je vienne le soir ?… Ton papa m’a fait une tête ? »

— Qu’est-ce que tu as répondu ?…

— La vérité…

— Comment, la vérité ?…

— Oui… j’ai dit : Grand-père, ça fait beaucoup de plaisir à papa et à maman de vous voir… mais ils ne veulent pas qu’Anatole vienne leur faire des visites !…

— Qu’est-ce qu’a dit papa ?…

— Vous ne devineriez jamais !…

— C’est probable !…

Il m’a dit : « Je ne peux pourtant pas faire attendre dans l’antichambre un homme qui fait partie d’une société financière !… »

— Qu’est-ce que tu dis, petite sotte ?… — fit M. d’Erdéval en haussant les épaules.

Je dis ce qui est !… ou du moins ce que grand-père m’a dit… Anatole est entré dans une société financière, parce que nous ne l’aimons pas !…

— ?… ?… ?…

— Parfaitement !… grand-père m’a dit textuellement :

« Comme ton papa déteste Anatole, après ma mort ça aurait pu causer des difficultés… J’avais voulu faire une pension à ce pauvre diable qui a perdu sa santé à mon service… Je lui avais remis un papier… il l’a lu et, sous mes yeux, il a déchiré son pain en disant :

Le bon Dieu aura pitié de moi !…

Alors je l’ai fait entrer dans une société financière, où on est émerveillé de son intelligence et de son savoir-faire… »

— Quelle société financière ?…

— Ah ! ça !… je ne sais pas !… grand-père ma pourtant montré les cartes de visite d’Anatole… et c’était dessus…

— Tu ne te paies pas notre tête, dis, petit rat ?… — demanda Olivier, abruti par cette nouvelle extraordinaire.

Simone reprit :

— Il gagnera six mille francs la première année… et, en plus, il aura tant pour cent sur les affaires qu’il apportera à la société…

— Alors, il va habiter Paris ?…

— Il paraît !…

— Jamais papa ne se séparera de lui… Jamais !

— Ah !… et puis, j’oubliais !… Il a acheté un automobile !…

— Qui ?…

— Ben, grand-père !…

— Papa a acheté un automobile ?… C’est une farce !…

— Pas du tout !… il a acheté un automobile, parce qu’il n’aime pas à prendre le train pour aller de Paris à Saint-Blaise…

— Qui est-ce qui le conduira, l’automobile ?…

— Anatole !…

— Il sait conduire un automobile ?…

— Admirablement !…

— Quand a-t-il appris ?…

— Jamais !…

— Mais il faut un brevet de chauffeur !…

— Pas pour lui !… Il a épaté tous les gens de la maison où grand-père a acheté son auto, il paraît !… et quand grand-père a essayé la machine… car il l’a essayée hier… il y a eu une panne… et c’est Anatole qui a trouvé le cheveu, alors que le mécanicien donnait sa langue aux chiens…

— Un phénomène, quoi !… — dit Olivier — n’empêche pas que si le phénomène n’a pas son brevet de chauffeur, et qu’il écrase quel qu’un, grand-père en aura pour cent mille francs…

— Évidemment !…

— Vous le verrez demain, l’auto !… Grand-père allait sortir dedans à quatre heures.. il viendra demain ici dedans… il n’est pas venu aujourd’hui, parce que je lui ai dit qu’il ne trouverait personne…

Le lendemain le marquis vint en effet, mais il arriva en tramway, expliquant qu’Anatole viendrait le chercher avec « la petite voiture ».

La comtesse était seule à Auteuil, lorsque mossieu Anatole arriva avec un mécanicien. Le marquis lui offrit de venir dans la rue voir la petite voiture, et elle y fut.

La vue de l’auto la stupéfia. C’était un vrai « clou ! » Rouillée, dépeinte, sonnant la vieille ferraille, la petite voiture ressemblait aux autos faits de pièces et de morceaux que l’on paie au Tatterstall et dans les ventes trois ou quatre cents francs.

Le marquis dit :

— C’est Anatole qui m’a déniché ça !… Je l’aurai pour mille francs… ce n’est pas un automobile magnifique, mais c’est bien suffisant pour moi… et bien bon pour faire la navette entre Saint-Blaise et Paris !…

Cette phrase sincère ouvrit les yeux Mme d’Erdéval. Elle commençait à comprendre que son beau-père, ayant casé l’homme et ne pouvant pas, d’autre part, se passer de lui, avait trouvé cette façon d’arranger les choses. Anatole avait demandé un automobile pour ses déplacements et, illico, l’avait obtenu.

La comtesse vit avec inquiétude le vieux