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des courses !… je ne peux plus sortir dans Paris sans lui !…

— Quand reviendrez-vous ?… — demanda Mme d’Erdéval.

— Je viendrai déjeuner ou dîner demain, si vous voulez ?…

Ce fut entendu et, à deux heures, le père et le fils montèrent en voiture.

Le marquis logeait dans un hôtel meublé, vaguement louche comme beaucoup des hôtels meublés du quartier de l’Europe. On n’y pouvait pas prendre ses repas, et M. d’Erdéval eut tout de suite la vision de son père se baladant dans de quelconques bouillons, en compagnie de l’homme.

Le marquis entra dans le bureau de l’hôtel et demanda :

— M. Malansson est-il rentré ?…

Un garçon sordide regarda le cadre des clefs, et répondit d’un ton bourru :

— Il est là !…

Le marquis monta suivi de son fils, tourna dans un corridor obscur, et ouvrit une porte.

Assis sur une chaise longue, le palefrenier lisait un journal. Il se leva, tandis que le vieillard disait à M. d’Erdéval, en indiquant de la main une porte qui menait à une autre pièce :

— Tu vois !… Nous avons deux bonnes chambres… Assois-toi donc…

Erdéval s’assit, mais il se releva en voyant que le palefrenier s’asseyait aussi.

— Ah non !… — pensa-t-il — ah ! zut !… je ne viens pas voir M. Anatole, moi !…

Le marquis s’était annoncé pour le déjeuner du lendemain. Il ne vint pas, écrivit qu’il viendrait le surlendemain déjeuner ou dîner, et ne vint pas davantage. Pendant ce temps, Erdéval était retourné rue de Naples pour voir son père, et ayant demandé :

— M. le marquis d’Erdéval est-il là ?…

Il avait reçu cette réponse qui l’avait mis hors de lui :

Ils sont sortis !

Trois ou quatre jours plus tard, les Erdéval qui étaient à table et avaient un ami à dîner, entendirent la sonnette d’abord, puis, dans le vestibule, un bruit de voix. Et le domestique entra, annonçant :

— C’est M. le marquis !…

— Ah !… — fit Erdéval qui se leva, content de voir son père.

Il sortait pour le recevoir et le faire entrer dans la salle à manger, lorsque Jules acheva :

— Avec Anatole… ils sont dans le salon !…

— Elle est bien bonne !… — dit Olivier qui se roulait — Anatole nous fait des visites, à présent !…

— Je vais recevoir papa !… — dit le comte quand vous aurez fini de dîner, j’achèverai à mon tour… je ne veux pas qu’Anatole entre ici…

Et à l’ami qui écoutait, étonné, il expliqua :

— Vous ne viendrez pas au salon avec ma femme, vous m’attendrez ici, je vous prie ?…

— Tu n’as pas fini de dîner !… — dit le vieux marquis à son fils, en le voyant entrer sa serviette à la main — je suis désolé !… Mais viens donc achever… nous allons aller avec toi ?…

— J’avais fini !… — répondit sèchement M. d’Erdéval, qui trouvait que vraiment son père manquait de tact, en amenant ainsi chez lui l’homme qui jadis avait été palefrenier dans sa maison.

Il s’assit, tourna le dos à Mossieu Anatole, et commença à causer avec son père.

Un instant après la comtesse arriva avec Simone et Jacques et M. d’Erdéval s’en fut achever de dîner et retrouver son invité.

— Voulez-vous prendre votre café ici avec moi ?… — proposa-t-il — et puis, après, vous irez fumer dans le jardin… Je serais très contrarié que vous supportiez, étant chez moi, une chose que je considère comme un affront…

— Ça me serait bien égal !… mais, tout ce que je sais d’Anatole ne me donne aucune envie de me jeter dans ses bras !… Je vais très volontiers fumer au jardin…

Quand M. d’Erdéval rentra dans le salon, le palefrenier, assis dans un vaste fauteuil, ne se leva même pas.

Et tandis que la comtesse, plus mondaine que son mari, causait et s’efforçait d’être aimable, lui ne trouvait pour son père que des paroles glacées, qu’il s’arrachait du gosier avec effort.

Comme tout à l’heure, il s’était assis de façon à tourner le dos à l’homme, mais il le sentait derrière lui et cela lui était odieux.

De très bonne heure le marquis partit, apercevant très bien le parti pris de son fils d’être désagréable, mais arrivé à un état d’inconscience qui ne lui permettait pas de deviner le motif de ce parti pris.

— Grand-père m’a demandé d’aller le voir !… — dit Simone quand le marquis fut parti — j’irai demain !…

La comtesse demanda :

— Mais… est-ce que Simone peut entrer dans ce garni ?… Est-ce que, si on la voyait…

— Par exemple ?… — fit la petite qui ne comprenait pas du tout ce qui inquiétait sa mère — si à dix-huit ans je ne peux pas aller dans un garni…

— Papa vient si rarement ici… et nous le voyons si peu à présent… — dit M. d’Erdéval, qui avait envie de rire — qu’il ne faut pas, si baroque que soit le choix de son logis, le priver de voir sa petite-fille…