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— Non !…

— Mon cousin Guerville t’a pourtant mis sous les yeux un joli exemple de mésalliance ?… car il habite à deux pas de Saint-Blaise, je crois ?…

— Oui…

— Sa femme est bien la plus odieuse pécore que…

— Je ne trouve pas ça !… — dit Jean — elle est très gentille, la petite Guerville !…

Miche avait fait un mouvement. Jean la regarda surpris, tandis que Yves reprenait :

— La petit Guerville !… Merci pour elle !… tu sais qu’elle a sa pièce de quarante-huit ans, la « Petite » Guerville !…

— Qu’est-ce que tu me chantes ?… la dernière année où je suis venu à Saint-Blaise, on a donné au Mesnil un dîner pour ses vingt-huit ans…

— Qu’elle t’a dit !… et que tu crois !… parce que toi, tu es jeune pour tout de bon… et naïf !… Qu’est-ce que tu regardes ?…

— Miche ?… j’avais espéré un instant qu’elle entendait…

— Quand ça ?… À l’instant !… quand nous avons parlé de Mme de Guerville… C’était sa bête noire jadis, je ne sais pas pourquoi ?… et, tout à l’heure… quand nous l’avons nommée, j’aurais juré que Miche avait entendu… Je me suis trompée, évidemment !…

— Évidemment !… car elle a l’air d’être dans les nuages, cette belle Miche !…

— Pourtant elle a eu dans les yeux… et aussi dans le geste, une expression que je lui connaissais bien ?…

Et prenant le bras de la jeune fille, Jean demanda :

— Miche ?… est-ce que tu m’entends, dis, Miche ?…

Les beaux grands yeux bleus se posèrent étonnés sur Jean. Il laissa retomber le bras solide et rond qu’il serrait, et dit, découragé :

— Ah ! Ouiche !… elle est sourde comme une trappe !… Mais alors… comment a-t-elle su que nous arrivions ce matin ?… car elle le savait… elle venait au-devant de nous !…

— Par quelque lettre que ton grand-père aura laissée traîner…

— Elle ne sait pas lire !…

— Diable ! c’est gênant, ça !… car, alors, on ne peut se rendre compte…

— De rien !… si elle lisait on lui poserait des questions, elle répondrait par signes… Il y a des choses que je ne peux pas m’expliquer !… Elle sait que j’arrive… elle n’est pas étonnée de me voir en soldat… elle…

— Les sourds-muets ont une divination des choses que nous n’avons pas, nous autres !…

— Les sourds-muets de naissance !… Mais avait quatorze ans quand l’accident est arrivé… je m’en souviens très bien !… c’est au moment où j’allais faire mon service militaire…

— Miche a su que tu le faisais, ton service ?…

— Oui !… elle se désolait d’avance de ne pas me voir aux vacances suivantes !…

— Alors, si elle a su que tu allais être militaire, elle ne doit pas être étonnée de te voir en tenue ! Les enfants des campagnes sont peu au courant des choses… que tu sois soldat pour trois ans… ou pour six… c’est la même chose pour Miche !…

Un vieux paysan courbé en deux passait dans un chemin en poussant une brouette. Jean l’appela.

— Père Constant !… Eh ! Père Constant !…

Le bonhomme leva le nez, et reconnaissant Jean, arriva de toute la vitesse de ses vieilles jambes.

— C’est-y qu’vous v’là dans l’pays pour qué’que temps, ms’sieu Jean ?…

— Pour deux jours !… Et ça va toujours, Père Constant ?…

— Faut bien qu’ça aille, m’sieu Jean, pisque l’bon Dieu veut point core d’mé !…

— Où travaillez-vous à présent ?…

— On m’a r’pris au château, m’sieu Jean !…

— Ah ! tant mieux !… Comment ça s’est-il fait ?…

— Ça s’est fait qu’on n’en trouvait pus d’s’autres… alors a ben fallu !…

— Anatole vous fait-il encore des misères ?…

— Toujou !… vous pensez ben que m’sieu Malansson n’est point dev’nu meilleu en vieusissant ?…

— Monsieur Malansson ?…

— Oui… faut dire comme ça à c’t’heure !… faut pus dire m’sieu Anatole !… c’est fini !…

— Tiens !… — fit tout à coup Yves de Bray en regardant Miche qui sautait le fossé et disparaissait sous bois — qu’est-ce qui lui prend, à Miche ?…

Comme Jean regardait, surpris, le taillis où venait de disparaître la jeune fille, le vieux paysan expliqua :

— A s’a écappée !… pac’que l’a vu m’sieu Malansson, bié sûr !…

— Elle en a peur ?…

— Comme nous aut’s, ni pus ni moins !… C’est pas qu’on a peur d’lui !… non !… mais on n’aime point d’le rencontrer, dà !…

— Au revoir, Père Constant !…

— Ben à r’voir, m’sieu Jean !… et ben du plaisi !…

Le château apparaissait à un coude de la route. Jean ouvrit une grande barrière blanche et dit :

— Voilà grand-père sur le balcon… il nous a vus !…