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Mme d’Erdéval faisait signe à son mari de se taire. Alors il se souvint tout à coup que les vétérinaires de Saint-Lô ne voulaient plus aller chez le marquis.

L’année précédente à la mer, Cerise, la jument de la comtesse, avait été blessée, et un des meilleurs vétérinaires de Saint-Lô était venu la soigner. Il avait déjeuné chez les Erdéval et leur avait raconté que, ni lui, ni aucun de ses confrères, n’allaient plus à Saint-Blaise à cause des insolences de l’ancien palefrenier, qui voulait leur apprendre, avec grossièreté, leur métier.

Et, tout en donnant à son père l’adresse qu’il lui demandait, M. d’Erdéval se répétait que la vie du vieillard devenait de plus en plus impossible, et s’inquiétait de le voir ainsi mis à l’index et isolé dans ce pays qu’il habitait.

Au bout de six semaines de séjour à Auteuil, le vieux marquis s’en retourna en Normandie, personnellement regretté de tous.

Il avait été, comme toujours, généreux en vers les enfants et les domestiques, et bon et aimable pour sa belle-fille et pour son fils. Quant à Mme Devilliers, il l’avait priée de lui chercher des domestiques, ce que souvent elle avait fait. Cela devenait d’ailleurs difficile, Saint-Blaise étant brûlé, et coté comme « boîte », dans tous les bureaux de placement.

Vers la fin du séjour du marquis à Auteuil, M. d’Erdéval était tombé gravement malade et avait failli mourir. Pour se débarrasser de Simone, on l’avait expédiée avec Mme Devilliers chez des amis au bord de la mer.

Un beau jour, la pauvre femme revint en larmes, ayant reçu du marquis une épouvantable lettre qui l’atterrait.

« Madame — écrivait le vieillard — connaissez-vous une drôlesse qui s’appelle Santucci, qui se fait appeler Devilliers et passer pour une honnête femme, qui est allée en 1869 à Constantinople, en 1875 à Marseille, en 1871 à Périgueux, qui a usurpé la confiance d’une famille, qui s’est donnée pour ce qu’elle n’est pas…, etc…, etc… »

Il y avait ainsi quatre pages d’insultes grossières, adressées à une femme honnête et dévouée, qui ne méritait certes pas un semblable traitement.

Mme Devilliers, qui était depuis seize ans chez les Erdéval, n’avait jamais cherché à leur dissimuler sa personnalité.

Mariée très jeune à un Italien qui avait disparu trois ans après son mariage sans que l’on sût jamais ce qu’il était devenu ; n’ayant même pas fait régulariser judiciairement sa séparation, qu’elle jugeait exister en fait sinon en droit, Mme Santucci avait simplement repris son nom à elle. Pendant vingt ans, elle avait gagné sa vie en se plaçant comme dame de compagnie ou gouvernante. Elle était allée à Constantinople avec la famille d’un ingénieur dont elle élevait les filles qu’elle avait suivies à Marseille ; à Périgueux, elle avait soigné une vieille femme, dont les neveux étaient restés intimement liés avec elle. C’étaient eux qui avaient recommandé Mme Devilliers aux Erdéval, à qui elle avait raconté exactement dans quelle situation elle se trouvait, les avertissant qu’elle ignorait ce qu’était devenu son mari, que c’était une canaille, et qu’il pouvait, s’il n’était pas mort, venir un jour ou l’autre la relancer, faire du tapage, ou essayer d’un chantage quelconque. Elle le savait capable de tout.

En lisant la lettre que son père se permettait d’adresser à une femme qui était dans sa maison depuis seize ans et qu’il considérait comme une amie, M. d’Erdéval entra dans une colère épouvantable. Comment !… à l’instigation de cet immonde Anatole, le vieillard — autrefois gentilhomme jusqu’au bout des ongles — commettait des actions vilaines. Il les commettait inconsciemment, puisqu’il avait perdu, au contact prolongé et journalier du palefrenier, le sens des choses mondaines et sociales, mais enfin, il les commettait tout de même.

Et les Erdéval comparaient la façon de procéder de leur père à leur façon de procéder à eux.

Depuis cinq ans que l’homme était entré chez le marquis, ils avaient supporté sans mot dire son ton familier ou insolent, ils avaient vécu sans protester dans cette répugnante promiscuité.

Lorsque « môssieu Anatole » leur avait rendu un service, ou avait eu pour les enfants une attention quelconque, ils l’avaient poliment remercié — par lettre même si c’était d’un envoi à Auteuil ou en Lorraine — et lui avaient fait un cadeau, puisqu’il ne recevait pas d’argent.

Jamais, quel que fût son ton avec les enfants — toujours il disait en parlant au marquis : Olivier, Simone, Jacques, etc… M. d’Erdéval ne s’était permis de faire à son père la plus légère observation. Il avait tout enduré du gredin qui venait aujourd’hui bouleverser sa maison, en touchant à ce qui lui était le plus précieux : la gouvernante de sa fille.

Il en voulait d’autant plus au vieux marquis, qu’à peine convalescent, ne se levant pas encore, énervé et affaibli, il lui fallait subir cette immense contrariété.

Et, tandis que M. d’Erdéval avait une sorte