Page:Gyp - Miche.djvu/61

Cette page a été validée par deux contributeurs.

dans ses lettres que du palefrenier — les en eût avertis ?

Jamais, depuis trois ans, il n’avait fait la moindre allusion à un fait de cette importance.

Et Olivier déclara :

— Je sais moi, quel est l’accident qu’a eu Anatole !…

— Qu’est-ce que c’est ?… — demanda Mme d’Erdéval attentive.

— Il lui a poussé un poil dans la main !…

— Imbécile !… — fit le comte en riant.

Et après un instant, il conclut :

— Je crois d’ailleurs que tu es dans le vrai, mon petit !…

Le vieux marquis arriva en assez mauvais état, ne mangeant guère, l’estomac fatigué, le teint brouillé. Mais, au bout de trois jours, il reprit sa belle mine gaie et claire et son bon appétit. Ce n’était plus l’homme énervé et préoccupé des dernières années, mais le beau vieillard à l’air reposé et souriant d’autrefois.

Le quatrième jour, M. d’Erdéval trouva dans son courrier une lettre qui attira son attention.

Elle portait le timbre de Pont-Bellangé. L’adresse était d’une admirable écriture, qui avait l’air de dater du XVIIIe siècle.

— Tiens !… — fit le comte en riant — on dirait que c’est Mirabeau qui m’écrit de Pont-Bellangé !…

Puis, comme il avait ouvert la lettre, il acheva surpris :

— Qui diable est-ce qui peut m’écrire ça ?

Et il tendit le papier à sa femme qui lut :

« Méfiance !… Anatole aboule à Paris ! »

Jean, qui était en permission à Auteuil pour quelques jours, se pencha pour regarder la lettre que tenait sa mère :

— Mâtin !… — fit-il ahuri — elle est plutôt galbeuse, cette écriture !…

Et Olivier, qui regardait aussi, déclara

— C’est une blague !… quelqu’un qui s’amuse à nous ficher la frousse !…

Et s’apercevant que Mme Devilliers était devenue verte, il affirma :

— C’est pas quand grand-père est à Paris qu’Anatole peut lâcher Saint-Blaise, voyons ?

— C’est juste… — fit la gouvernante qui ne demandait qu’à être rassurée — il faut qu’il garde le château !…

— Et pour un château bien gardé, ça doit être un château bien gardé ! — dit le petit Jacques qui s’était amusé souvent de la couardise du régisseur.

Le lendemain matin, Olivier qui lisait assis sur un banc du jardin, s’en vint appeler sous la fenêtre de son père :

— P’pa !… p’pa !…

M. d’Erdéval parut, la figure barbouillée de savon :

— Qu’est-ce que tu veux ?… je ne peux même pas me raser tranquillement !… c’est insupportable !…

— P’pa !… Anatole est là !…

— Quand tu auras des farces à faire… des farces aussi spirituelles surtout… tu voudras bien attendre que j’aie fini ma toilette !… Tu manques de tact, mon petit !…

— Mais, p’pa, je te donne ma parole qu’il est là !… je viens de le voir qui traversait la cour et qui entrait dans le pavillon…

En même temps, le domestique se précipitait chez M. d’Erdéval.

— Anatole est là, monsieur le comte !… c’est moi qui viens de lui ouvrir la porte !…

Mme Devilliers, tapie dans un coin de sa chambre regardait, terrifiée, Simone et Jacques qui riaient de sa peur.

A déjeuner, personne ne souffla mot de la visite du palefrenier. Ce fut le marquis qui expliqua, l’air gêné :

— Ce pauvre Anatole a été obligé de venir !… Ces canailles ont encore fait des leurs !…

Comme on ne lui répondit rien, les explications en restèrent là.

Chaque jour, monsieur Anatole vint parler à son maître. Quand c’était à l’heure où l’on était réuni, il entrait dans le salon et s’asseyait, aussi étonnamment à l’aise que s’il eût été le maître de la maison.

Aux enfants, qui protestaient contre cette attitude et cette familiarité, M. d’Erdéval répondit :

— Votre grand-père a besoin de parler à son régisseur, il faut bien qu’il le reçoive quelque part, et je n’admets à ce sujet aucune observation… Anatole est comme il est !… C’est un mufle, c’est entendu !… je préférerais qu’il fût autrement, mais il est comme ça, et ni vous ni moi n’y pouvons rien…

Et l’homme continua de venir, et de pérorer longuement et stupidement à propos des moindres choses.

Après une visite à laquelle les Erdéval n’avaient pas assisté, le vieux marquis se précipitait chez son fils.

— Veux-tu me donner l’adresse de ton vétérinaire ?… On m’a abîmé un cheval par méchanceté… je vais lui demander d’aller à Saint-Blaise le soigner…

— D’aller à Saint-Blaise !… — fit Erdéval stupéfait — mais, papa, le moindre vétérinaire normand est supérieur aux vétérinaires des autres pays… C’est fou d’envoyer quelqu’un là-bas !… ça va te coûter les yeux de la tête… et ça ne vaudra pas ce que… Qu’est-ce que vous voulez dire, Marguerite ?…