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car voici ce qui s’organisait ce jour-là !… Anatole devait amener M. d’Erdéval à faire des dispositions en sa faveur… Votre père était disposé déjà à lui assurer une forte rente, mais il préférait le capital afin que jamais aucune contestation ne pût survenir… Anatole déciderait le marquis à appeler Tuvel, qui lui indiquerait une formule de testament inattaquable… et Tuvel alors insinuerait que le don d’une somme était préférable et simplifierait tout… S’il réussissait à persuader M. d’Erdéval, il y aurait… le jour où Anatole serait mis en possession de l’héritage… dix mille francs pour lui, Tuvel…

Et le docteur Bouvier, conclut :

— Et pour qu’Anatole ait promis dix mille francs, vous jugez que la somme doit être plutôt rondelette ?…

— Oui… évidemment !… — répondit le comte préoccupé et inquiet — mais si papa enlève une portion de sa succession à nous et à nos enfants, ce sera affaire, plus tard, entre le ciel et lui !… ça ne me regarde pas directement !… tandis que s’il est battu, ou même simplement menacé de son vivant, ça me regarde jusqu’à un certain point, et, dans tous les cas, ça me bouleverse !… Est-ce qu’il y a longtemps que c’est arrivé, tout ça ?…

— Il y a longtemps qu’il est question des entrevues d’Anatole et de Tuvel… je crois même vous avoir averti déjà de ce qui se disait… mais la conversation que Miche m’a fait entendre ne date guère que de quinze jours, et comme je ne vous savais pas à Saint-Blaise, j’ai cru, lorsque tout à l’heure elle m’a fait attendre là, qu’il s’agissait encore de surprendre une chose du même genre… Vous ne m’écoutez pas ?… vous regardez Miche ?…

M. d’Erdéval regardait effectivement la jeune fille qui, penchée sur la rivière, cueillait des flèches d’eau tigrées et des roseaux velus.

— Miche !… — appela-t-il — Miche !…

Elle ne bougea pas. Le comte dit, découragé :

— Elle n’entend absolument rien !…

La petite se relevait les mains pleines de fleurs et s’éloignait la bouche souriante et le regard perdu. Le docteur la rappela d’un signe.

— Miche ?… — fit-il en accentuant le mouvement de ses lèvres — Miche, tâche de me comprendre, mon petit ?… s’il arrivait au château quelque chose de grave… si Anatole brutalisait son maître… ou si tu remarquais enfin qu’il se passe des choses qui ne doivent pas être… tu viendrais me chercher… tu me ferais signe de venir… je te comprends bien, moi, tu sais ?…

La petite fit oui de la tête, et M. d’Erdéval demanda étonné :

— Comment ?… elle entend à cette heure !…

— Elle devine probablement, au mouvement des lèvres, une partie de ce qu’on dit… Il est évident qu’un sourd de naissance n’en ferait pas autant… mais Miche… ou n’importe qui dans le même cas… lit les mots avec les yeux… Au revoir, mon ami !… je suis heureux de vous avoir entrevu… et de vous avoir averti des projets de M. Anatole… Ah !… je voulais aussi vous dire que quand ledit Anatole est saoul, il profère, contre la gouvernante de votre petite fille, des menaces abominables… il l’appelle de tous les noms ignobles !… il invective tout le monde, d’ailleurs !… Quel malheur pour votre pauvre papa que cet individu se soit trouvé sur sa route !.

— S’il rendait des services quelconques à papa, au moins ?… mais il ne l’allège en rien… et je ne lui vois jamais faire quoi que ce soit !…

— Il y a longtemps déjà qu’il a cessé de s’occuper de l’écurie et de la terre…

— Qu’est-ce qu’il fait, alors ?…

— Mais rien, je vous dis !… à la lettre, rien ! il boit, fume, se promène un peu, tout près du château, avec un fusil, lit les journaux, fait fouiller les pauvres, mange comme dix, se couche et dort quinze heures… Et voilà tout !… Allons !… au revoir pour tout de bon, cette fois !… j’ai une fièvre muqueuse à Pont-Bellangé qu’il faut que je voie ce matin…

Dans la journée, M. d’Erdéval ne rencontra pas le palefrenier. Mais le dîner fut épouvantable, grâce aux perpétuelles criailleries de l’homme, qui répétait que la Bretonne était une plaque, et qu’il fallait s’en débarrasser au plus tôt.

Le marquis résista. Cette femme n’était pas la perfection, il s’en fallait, mais il se trouvait encore heureux de l’avoir et il désirait la conserver, au moins en attendant mieux, si elle ne donnait pas de sérieux sujets de mécontentement.

Les rares cheveux de M. Anatole se dressèrent de colère sur son petit crâne pointu, tandis que le papillotement de ses yeux bridés s’accentuait encore. Et M. d’Erdéval jugea qu’il trouverait lestement le « sérieux sujet de mécontentement ».

Le soir, le vieux marquis vint comme la veille causer dans la chambre de son fils. Il fut bon et charmant, lui exprimant affectueusement son regret de le voir partir, lui parlant avec intérêt de sa femme et de ses enfants, redevenant enfin lui-même, comme il faisait dès que le palefrenier n’était pas là.

Le lendemain matin, M. d’Erdéval, qui partait, chercha vainement, pour lui donner un