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avait pu constater quelle était la maladie de son voisin — il a la pituite et la gueule de bois !

En regardant le splendide paysage de Saint-Blaise, M. d’Erdéval eût volontiers oublié un instant le palefrenier. Mais, presque à chaque pas, il découvrait les traces de l’incurie de l’homme, il apercevait le délabrement de la terre, si belle quelques années auparavant.

Des arbres tombés barraient les allées du parc, et le comte se souvenait de les avoir vus déjà, un an plus tôt, à ces mêmes places. Dans un champ inculte, où poussaient seulement les ronces et la ciguë, une charrue gisait à demi ensevelie sous les plantes, abandonnée là par les ouvriers chassés en pleins travaux, et sans que le régisseur eût, depuis lors, soupçonné sa disparition.

Car, à présent, on ne cultivait plus Saint Blaise. « Ça ne rapportait rien !… » — disait le marquis pour ne pas avouer qu’il ne trouvait plus d’ouvriers à la ronde — « il valait bien mieux louer à des gens qui exploitaient la terre à leur compte, c’était plus commode et plus avantageux. »

M. d’Erdéval était là-dessus de l’avis de son père. Il n’avait jamais pu comprendre que l’on fit-valoir soi-même, alors qu’on ignorait tout du métier.

Comme il réfléchissait à ces choses, il entendit que l’on courait derrière lui et, se retournant, il aperçut Miche qui arrivait à fond de train, montant l’allée de platanes.

— Bonjour, Miche…

Il lui tendit la main. La petite la prit, mais au lieu de la serrer comme de coutume, elle se mit à tirer dessus avec force, essayant d’entraîner M.. d’Erdéval qui résistait.

— Mais qu’est-ce que tu veux donc, Miche ? — demanda-t-il surpris — pourquoi me tires-tu de la sorte ?… Mais tu me fais mal, sapristi !…

Il voulut secouer sa main pour desserrer l’étreinte, mais Miche se cramponnait avec une extraordinaire violence.

— Voyons, Miche !… — fit le comte qui ne pouvait arriver à se persuader que la petite ne l’entendait pas — voyons !… tu m’embêtes, à la fin !…

Miche lâcha la main qui s’arrachait à elle, et se dirigea vers le bois, en faisant signe au comte de la suivre.

— Qu’est-ce qu’elle veut ?… — pensa-t-il, surpris — où diable faut-il que j’aille ?…

Comme il faisait un mouvement vers Miche, elle se mit à filer vite de son pas souple, cadencé, en se retournant pour voir si M. d’Erdéval la suivait. Et il y avait, dans le regard de la jeune fille, une prière si éloquente et une volonté si intense, que le comte marchait docilement derrière elle, ne se demandant même plus où elle le conduisait.

Miche traversa un coin de bois, puis un champ, puis elle s’engagea dans une prairie qui descendait vers la Vire. Plus elle allait, plus elle marchait à grands pas. Et M. d’Erdéval essoufflé pensait :

— J’espère que nous n’allons pas comme ça jusqu’à Saint-Lô ?…

La prairie finissait à un chemin qui longeait la Vire. En arrivant dans ce chemin, Miche regarda autour d’elle, anxieuse, puis reprit gaiement sa course et, tout à coup, à un détour de la route, le comte se trouva nez à nez avec le docteur Bouvier et son cheval blanc.

— Comment !… — s’écria le docteur stupéfait — c’est vous !… depuis quand êtes-vous à Saint-Blaise ?…

— Depuis hier… et je pars demain… je suis joliment content de vous voir !…

— Et moi donc !… — fit le docteur — j’ai des tas de choses à vous dire… des choses importantes !…

Et se tournant vers Miche qui le regardait en souriant de son beau sourire éclatant, il dit, ému presque :

— Tu es une bonne fille, Miche !…

Elle ne parut pas entendre. Et le docteur expliqua :

— Figurez-vous que, tout à l’heure, Miche m’a arrêté… à cette place où nous sommes… et m’a fait entendre qu’il fallait rester là… rester et attendre… Et elle a des yeux tellement parlants, tellement intelligents, la petite mâtine, que j’ai bien compris qu’elle avait une idée de derrière la tête, et que je l’ai attendue ici en bougonnant…

— Et à moi… — dit M. d’Erdéval — elle a fait signe de la suivre, et elle m’a entraîné de telle sorte que je n’ai pas résisté !… je suis bien heureux à cette heure d’avoir suivi Miche !…

Il se tourna vers la jeune fille qui, rose, les yeux brillants et l’air radieux, attendait immobile à quelques pas. Le docteur la regarda aussi, et déclara :

— Elle est vraiment extraordinaire, cette petite !… elle a une puissance d’intuition extraordinaire !… Elle juge qu’il est nécessaire que je vous parle… et c’est très nécessaire en effet…

— Qu’elle est jolie !… — murmura M. d’Erdéval — jamais, dans son plus beau temps, la Florine n’a été jolie comme ça !…

— Non… jamais !… Si vous aviez vu Miche le jour de sa première communion, elle était merveilleuse vraiment !… une grâce… une élégance, une race !… Moi qui ne m’emballe pas facilement, j’en étais baba !…

— C’était à ce point ?…

— Oui… Votre femme lui avait envoyé une