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C’était Miche qui venait de laisser tomber un couvert.

Elle ne sembla pas entendre les invectives qui s’adressaient à elle, mais un sourire singulièrement méprisant et narquois retroussa ses lèvres fraîches, tandis qu’elle coulait son long corps souple sous la table pour ramasser l’argenterie qui avait roulé.

— Anatole, prenez donc du vin !… — disait le marquis — servez-vous !… vous ne reprenez pas de poulet ?… Attendez, je vais vous verser du vin… Vous n’en prenez pas par cérémonie…

Le comte était stupéfait, car le palefrenier mangeait d’une façon effrayante, et se versait des rasades énormes d’un gros vin du Midi, épais et noir.

Et l’homme devenait violet, les veines du front saillantes et les yeux hors de la tête, véritablement hideux. Il mangeait comme un cochon, et la belle serviette immaculée, qui ornait tout à l’heure le joli petit couvert, élégamment arrangé par le marquis, dégouttait de sauce et de débris de viande. C’était vraiment peu ragoûtant !

Le comte qui regardait, écœuré, songeait à son père si soigné, si comme il faut et délicat dans ses habitudes, et qui ne semblait pas apercevoir la révoltante malpropreté de l’individu qu’il asseyait à sa table.

Après le dîner, M. d’Erdéval se croyait débarrassé du palefrenier, mais il n’en était rien. Sous prétexte d’arranger les lampes qui filaient, de rendre compte au marquis d’un tas de choses, et d’exhaler surtout des plaintes contre ce qui restait de domestiques, il ne quitta pas le salon. À la fin, sa présence horripila M. d’Erdéval. Il était venu pour voir son père, et non pas ce drôle incapable et parlailleur.

— Je suis très fatigué, papa !… — dit-il en se levant — je vais monter si tu le veux bien ?…

— Déjà ?… te couches-tu tout de suite ?…

— Non !… j’ai quelques lettres à écrire…

— Ça ne te dérangera pas si je vais tout à l’heure te dire bonsoir ?…

— Pas du tout !… ça me fera bien plaisir, au contraire…

Et le comte ajouta, en regardant Anatole, dont la figure sillonnée de veines violettes, ressemblait à l’envers d’une feuille de bégonia :

— Car je ne t’ai pas encore vu !…

Quand, quelques minutes plus tard, le vieux marquis entra chez son fils, M. d’Erdéval s’était déjà aperçu qu’il ne serait pas plus qu’au salon débarrassé de la présence du palefrenier.

Quand il venait seul, il occupait la chambre de sa femme, qui était plus gaie que la sienne, mais qui avait l’inconvénient d’être voisine de celle de M. Anatole. Pendant tout le temps que dura la visite du marquis, l’homme, collé à la porte, écouta la conversation. Une abominable odeur de mauvaise pipe, cette odeur spéciale à certaines gens, indiquait seule que le palefrenier était chez lui. Il ne bougeait pas et n’avait pas, comme chaque soir, ouvert l’armoire aux liqueurs qui grinçait déplorablement.

Le lendemain à huit heures, la Bretonne vint éveiller M. d’Erdéval et lui donner de l’eau chaude. Puis, vers neuf heures, elle lui rapporta ses vêtements et ses chaussures. Le comte venait de se souvenir qu’il avait oublié sa canne dans la voiture. Il dit à la servante :

— Voudrez-vous demander à M. Anatole de me donner ma canne que j’ai laissée dans le coupé ?…

— Oh !… mossieu l’comte !… — fit la femme j’lui dirai plus tard… pas maint’nant !…

— Mais si ?… maintenant, je vous prie ?… je vais sortir et je désire avoir ma canne…

La Bretonne regarda du côté de la porte de communication et répondit à voix basse :

— J’peux point… y n’est point levé !…

— Pas levé ?… à neuf heures ?…

— Non… n’a point core demandé son déjeuner, ainsi…

La pauvre femme semblait terrifiée rien qu’en parlant du palefrenier et de son déjeuner.

Le comte se décida à aller chercher sa canne lui-même, et sortit vers neuf heures et demie pour se promener. Dans le corridor, il rencontra M. Anatole en pantoufles et en confortable robe de chambre, une robe de chambre marron, qui descendait jusqu’à ses pieds, et dont la cordelière, d’une nuance plus pâle, traînait derrière lui sur le parquet

Et, au haut de l’escalier, apparut le marquis, également en robe de chambre, mais en robe de chambre moins cossue que celle de son régisseur. Il portait un petit plateau sur lequel un immense bol de porcelaine rose fumait, remplissant l’air d’une odeur de chocolat.

Il dit bonjour à son fils, qui voulait lui prendre le plateau des mains, et, apercevant le palefrenier, s’écria en riant :

— Tiens !… vous êtes levé ?… je vous apportais votre déjeuner !…

Il disait cela comme la chose la plus naturelle du monde. Ce ne fut qu’en apercevant la mine effarée de son fils qu’il expliqua, mais sans le moindre embarras :

— C’est qu’il a encore été malade, te pauvre diable !… Je ne sais pas ce qu’il a ?…

— Moi, je le sais !.. — pensa le comte qui, le matin même, pendant deux heures,