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— Nous dînons à sept heures !… tu ne veux rien prendre avant ?… — demanda le marquis.

— Non, merci !… je vais me débarrasser de la poussière du train…

— Tu diras si tu as tout ce qu’il te faut… il te manquera peut-être quelque chose… la Bretonne n’est pas stylée…

— Et n’est bonne à rien !… — déclara M. Anatole qui rentrait en se frisant les moustaches.

M. d’Erdéval s’empressa de monter chez lui pour éviter ces conversations à trois qui lui étaient odieuses.

Quand il eut terminé sa toilette, il vint retrouver son père. Le marquis n’était pas dans le salon et, par la porte entr’ouverte M. d’Erdéval l’aperçut qui arrangeait quelque chose dans la salle à manger.

— Veux-tu que je t’aide, papa ?… — demanda-t-il en entrant.

— Non… j’ai fini !… — fit le pauvre homme en disposant avec précaution un compotier de pêches sur la table — c’est que je suis obligé d’arranger moi-même ces petites choses-là, vois-tu ?… Je n’ai personne qui puisse le faire…

M. d’Erdéval allait demander pourquoi le précieux régisseur ne pouvait pas arranger des fruits aussi bien que le marquis, mais il jugea que la question allait l’amener à entendre de nouveau énumérer les utilités multiples d’Anatole, et il dit seulement :

— Tu pourrais apprendre à Miche à arranger les fruits ?…

— Elle en mangerait la moitié !… tu ne connais pas ces gens-là !…

M. d’Erdéval regardait la table. Tout à coup, il s’écria :

— Tu as quelqu’un à dîner ?… je vais m’habiller… tu ne m’avais rien dit…

Mais non !… il n’y a personne !… — répondit le vieux marquis avec un peu d’embarras.

Et, comme son fils indiquait les trois couverts, il ajouta, gêné de plus en plus :

— C’est Anatole… il mange avec moi à présent… Je ne peux plus m’occuper de rien… j’ai absolument besoin qu’il soit là… il m’est très utile… Ça ne te contrarie pas qu’il mange avec nous ?…

— Pas du tout !… affirma M. d’Erdéval — pas le moins du monde…

Tandis qu’il pensait, littéralement abruti :

— Les bras m’en tombent !… Et les théories sur les mercenaires ?… et la morgue ?… et tout le tremblement !…

Il était retourné dans le salon pour calmer en paix son étonnement. Son père l’y suivit. en expliquant :

— J’aurais pu le faire servir à l’office pendant que tu es là… mais j’ai pensé que ça blesserait ce pauvre diable, qui est dévoué comme un chien, et qui me rend de si grands services…

Tout en se demandant quels services le palefrenier rendait à son père, qui n’avait ni sa maison, ni son écurie, ni sa culture en état, et qui arrangeait lui-même son dessert, M. d’Erdéval répondit :

— Il serait singulier que, parce que je suis chez toi, tu changes quoi que ce soit à tes habitudes…

Quand une demi-heure plus tard on servit le dîner, M. d’Erdéval attendit que le marquis lui désignât sa place à table. Il comptait maintenant sur n’importe quoi d’anormal, et n’eût été qu’à moitié surpris de voir le palefrenier s’asseoir en face de son père.

L’avanie n’alla pas jusque-là. M. Anatole s’installa entre les deux Erdéval, passa entre son col et son cou le coin de sa serviette et se mit à manger son potage avec bruit.

Du premier plat qu’apporta la Bretonne effarée — une sorte de timbale au ris de veau et aux champignons — M. Anatole mangea comme un goinfre, sans oublier d’offrir de la sauce à ses moustaches, à sa barbe et à ses doigts.

Puis on apporta un gigot qu’il découpa avec importance, mais dans le mauvais sens.

Aimable et bon prince d’ailleurs, égayant le repas de lourdes plaisanteries, criées à tue-tête d’une voix éraillée, et faisant les honneurs des choses en maître de maison prévenant.

Le comte n’eut pas besoin de dire un mot. M. Anatole parlait impitoyablement, et le vieux marquis l’écoutait, soumis et extasié.

De temps à autre, l’homme s’interrompait pour adresser à la pauvre Bretonne — qui ne servait pas mal du tout — quelques paroles bien senties, qui débutaient ou finissaient invariablement par : « imbécile !… »

À la fin, son animosité contre la pauvre femme gagna le vieux marquis. Il s’écria :

— Dites à Miche d’apporter les plats !…

Et, au service suivant, on vit Miche s’avancer de son pas harmonieux, portant un légumier d’argent.

— Ce qu’elle est jolie !… — dit M. d’Erdéval émerveillé — on peut bien le dire, à présent qu’elle n’entend rien !…

— Ce n’est pas sûr… — expliqua le marquis — quand on lui dit de faire une commission elle la fait… je sais bien qu’elle est très intelligente et qu’elle devine beaucoup de choses… Mais devine-t-elle tout ?… c’est ce que nous ne savons pas !…

— Imbécile !… — cria tout à coup M. Anatole d’une voix éclatante — idiote !… propre à rien !…