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à son caractère, à ses mérites, aux immenses services qu’il rendait. Et le marquis, pour conclure le panégyrique, ajoutait le refrain accoutumé : « Si je n’avais pas Anatole, je ne sais pas ce que je deviendrais ?… »

En arrivant à la petite station où il descendait pour aller à Saint-Blaise, M. d’Erdéval aperçut son père qui attendait sur le quai de la gare. Le marquis n’avait pas physiquement vieilli durant l’année, mais sa physionomie, jadis expressive et mobile, semblait s’être figée dans une expression uniformément aimable. Il souriait d’un sourire distrait, l’esprit ailleurs.

Sur la route, le coupé conduit par le régisseur attendait.

— Tu vois !… — dit le vieux marquis — c’est toujours mon pauvre Anatole qui fait tout !…

M. d’Erdéval regarda l’homme et pensa que « faire tout » ne devait pas le fatiguer beaucoup, car il était encore un peu plus rouge et un peu plus gras que l’année précédente. Le comte donna, comme toujours, une poignée de main au régisseur.

Car s’il était très fixé sur la valeur de l’homme de confiance de son père, il était très décidé aussi à le traiter fort poliment. Le jour où la chose deviendrait infaisable, il cesserait de venir à Saint-Blaise. Jusque-là il jugeait que, lorsqu’il était chez son père, il devait, dans la mesure du possible, se conformer à ses désirs.

— Figure-toi !… — expliqua le vieux marquis dès que la voiture roula dans la délicieuse vallée de Pont-Bellangé — qu’il est impossible de trouver des domestiques !… il n’y en a plus !… ce sont d’abominables canailles !… tous les gens que je connais sont obligés de s’en passer…

M. d’Erdéval pensa que son père et lui ne connaissaient pas les mêmes gens, et ne répondit rien.

Le marquis reprit

— Heureusement, Anatole fait tout !… tu ne vas pas être très bien servi !… j’ai une Bretonne depuis quelques jours… elle ne sait rien… mais elle a de la bonne volonté…

— Je serai très bien !… D’ailleurs, je resterai si peu de temps…

— Quand pars-tu ?…

— Je ne peux rester que deux jours…

— Comment ?… deux jours seulement ?…

Le marquis paraissait réellement chagrin de ne pas voir plus longtemps son fils. Mais, bout d’un instant, il ne songea plus à lui et se remit à parler d’Anatole. Alors, M. d’Erdéval l’interrompit pour demander :

— Et Miche ?… comment va-t-elle ?…

— Toujours la même chose… Oh ! c’est fini !… Elle ne parlera plus jamais !…

— Qu’est-ce qu’elle fait ?…

— Dans les moments de presse elle travaille un peu à la terre… et puis, elle rend à présent beaucoup de services dans la maison… comme elle ne parle pas, elle n’est pas gênante… elle est souvent là… Tu vas la voir… c’est elle qui a fait ta chambre avec la Bretonne…

— Alors elle n’arrange plus la bibliothèque ?… — demanda le comte en riant

— Mais si !… c’est ce que j’allais justement te dire… Elle l’arrange merveilleusement, au contraire… c’est inouï !… moi, je n’y suis pas monté… mais M. de Guerville y est allé voir et il a été pétrifié de l’instinct de cette petite… figure-toi que, sans pouvoir même lire un titre, elle classe les ouvrages…

— Vraiment ?…

— Oui, elle commence à peine à arranger les rayons, paraît-il… mais elle a déjà classé les livres… Les philosophes sont dans un tas, les historiens dans un autre, les théologiens dans un troisième… Tu ne trouves pas ça extraordinaire ?…

— Si… mais ce qui me paraît plus extraordinaire encore, c’est que Guerville ait pu voir que les philosophes sont dans un tas, et les théologiens dans un autre !… car sapristi, il…

— Mais ce n’est pas celui que tu connais !… c’est son père, qui est venu passer une partie de l’été au Mesnil…

— Ah !… à la bonne heure !… je me disais aussi que celui que je connais n’a pas une tête à distinguer ce qu’il y a dans un tas… dans un tas de livres, s’entend !…

Cette fois, Miche fut la première personne que M. d’Erdéval aperçut en arrivant à Saint Blaise. Mais il hésita à reconnaître dans la belle jeune fille qui s’avançait pour prendre son sac de voyage, la petite sauvage aux cheveux ébouriffés, aux genoux terreux, aux mains couvertes de griffes.

Miche relevait à présent la lourde natte qui dansait autrefois sur son dos. Sa robe descendait à la cheville, son tablier bleu plaquait sur sa taille solide et ronde, que n’avait jamais, serrée un corset.

Comment, c’est toi, Miche ?… — murmura le comte stupéfait.

La jeune fille le regardait de tous ses yeux. Elle avait l’air ravi et ses joues se teintaient de rose.

Le marquis conseilla :

— Ne t’amuse pas à lui parler… elle ne t’entend pas, tu sais bien ?…

Le pauvre Théodule que, du haut de son siège, M. Anatole invectivait déjà, arrivait en courant des écuries, tandis que les ailes d’une coiffe bretonne apparaissaient dans le vestibule.