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aussi d’entendre de nouvelles injures sur « la séquelle d’Auteuil » que, d’ailleurs, il ne défendait même plus.

Miche, lorsqu’elle eut aperçu une dernière fois la voiture qui tournait à un coude de la route, courut s’enfermer dans la bibliothèque.

Et là, elle pleura de toute son âme, allongée à terre à plat ventre, le nez enfoui dans les vieux bouquins qui, désormais, allaient être ses seuls compagnons. Quand elle eut bien pleuré, elle se releva et s’en fut dans une sorte de cachette qui existait derrière un des panneaux de la bibliothèque. Tous, sauf l’enfant, ignoraient ce recoin éclairé par une lucarne placée au haut du toit et visible seulement pour les couvreurs. Miche l’avait découvert un jour qu’en déplaçant des livres sur un rayon, elle avait aperçu le bouton d’une porte, trop lourde pour être poussée lorsqu’elle était chargée de livres, mais qui s’ouvrait avec facilité quand le panneau était dégarni. Depuis lors, l’enfant entrait souvent dans la petite pièce où, à plusieurs reprises, elle avait apporté des paquets soigneusement enveloppés dans des journaux et quelques meubles trouvés dans les greniers : une table, un fauteuil et un chiffonnier vieillot qui conservait une vague odeur de peau d’Espagne et de bergamote. Puis, çà et là, sur les rayons du panneau, Miche avait remis quelques volumes afin de ne pas attirer l’attention sur ceux qui masquaient le bouton de la porte dérobée.

La cachette était, ainsi que ce bout de la bibliothèque, au-dessus de la chambre du marquis. De là, souvent, la petite avait entendu des discussions violentes entre lui et le palefrenier. Les plafonds étaient épais, mais mal joints, et quand le vieillard fermait ses fenêtres les mots arrivaient distinctement à l’enfant. Mais ça la chagrinait d’entendre maltraiter le marquis pour qui elle éprouvait un reconnaissant respect, et elle se sauvait au coin opposé de la grande pièce.

Miche resta longtemps ce jour-là dans sa cachette, puis s’en revint arranger les livres. Elle monta sur une échelle et descendit des piles de volumes dont elle encombra le plancher. Jusqu’ici elle avait réservé des chemins à travers la galerie où Jean venait parfois chercher des livres et des gravures. Mais à présent à quoi bon cette place perdue, puisqu’elle serait seule toujours ?

Dans la bibliothèque de Saint-Blaise il y avait, au milieu d’un fatras de bouquins de tous les âges et de toutes les provenances, des livres rares et des manuscrits curieux. Des parchemins vieux de plusieurs siècles, d’autres datant seulement du Directoire et de l’Empire. Un grand-père du marquis avait été préfet sous Charles X et, de cette époque aussi, dataient une quantité de rapports, de discours, de documents manuscrits, qui semblaient intéresser très profondément Miche. Elle étudiait, comparait, et finissait par emporter dans sa chère cachette quelques pages longuement choisies au milieu d’un inextricable fouillis.

Quand elle eut bien travaillé au rangement des livres, la petite fille prit un volume placé avec quelques autres sur une sorte d’escabeau et, s’installant à terre près d’une fenêtre, se mit à le regarder attentivement.

C’était un Racine édité au commencement du siècle. Elle le touchait avec soin, fixant longtemps chaque feuillet, qu’elle tournait ensuite avec lenteur. La nuit, qui vient tôt en septembre, l’arracha de cette occupation qui l’absorbait violemment. Elle se leva à regret, alla refermer la porte cachée, replaça les livres qui masquaient le bouton, examina soigneusement ses doigts et les frotta avec une écorce de noix verte, et descendit enfin l’escalier de la tourelle.

Elle y rencontra le marquis. Il sortait, un bougeoir à la main, de l’appartement qu’avaient occupé ses enfants. Il venait d’en ôter les clefs après leur départ.

Et Miche vit avec colère que le vieillard avait pleuré.


XII


L’été suivant les Erdéval n’allèrent pas à Saint-Blaise. Jean était au régiment, Olivier travaillait ferme pour entrer à l’École polytechnique, et Jacques et Simone avaient besoin des bains de mer. La comtesse s’installa avec ses trois enfants dans un village breton, tandis que son mari faisait faire des réparations à l’habitation de Lorraine.

Vers le milieu de septembre, M. d’Erdéval, qui avait terminé ses travaux, s’en vint rejoindre sa femme et ses enfants à la mer. Il ne voulut pas passer à quelques lieues de Saint-Blaise sans s’arrêter chez le vieux marquis, et il lui écrivit pour lui annoncer son arrivée.

Deux jours après, il reçut de son père une lettre affectueuse et émue. Le marquis, dans le style jeune et fringant, et avec l’admirable écriture qu’il conservait malgré les années, exprimait sa joie de voir son fils. Sa visite, si courte fût-elle, le consolerait un peu d’être privé de ses petits-enfants cette année-là.

Ces quelques phrases tendres et simples remplissaient une page de la lettre à peu près. Les autres étaient consacrées à Anatole,