Page:Gyp - Miche.djvu/51

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Plutôt !… — affirma le petit domestique.

Le docteur dit :

— On est toujours renvoyé violemment à cette heure !… Votre grand-père, comme cet individu à qui il obéit aveuglément, n’a plus à la bouche que des menaces… c’est toujours la justice par-ci, les gendarmes par-là, et la mitrailleuse par-dessus le reste !… C’est d’un comique sinistre !… Mais ce qu’il y a de sérieux au fond de tout ça, c’est qu’ils sont exécrés tous les deux…

— Je sais !… — dit Jean.

— Mais exécrés au point que ça devient dangereux… je crains toujours d’apprendre quelque accident…

Comment ?… demanda Chanillac étonné — les gens de ce pays-ci sont si mauvais que ça ?…

— Ils sont alcooliques et peu intelligents… De plus, ces êtres-là sont habitués à une routine… on les prend comme ils sont… Dans tous les châteaux, chez tous les propriétaires de la Manche où travaillent des Normands de la Manche… c’est des Normands de la Manche que l’on s’attend à trouver… c’est à-dire des ivrognes qui ne se foulent pas, mais qui connaissent bien la terre et les chevaux… et ça marche tout de même, puisque ce département-ci est un des plus riches de la France !… Chez M. d’Erdéval ça marchait jadis comme partout ailleurs… mais depuis que ce drôle est là, sa maison est devenue la pire des pétaudières… Cet homme ne sait rien, rien de rien !… Ah ! si… je me trompe !… il sait ferrer… il eût fait un bon maréchal, s’il buvait moins de vermouth et autres liqueurs… il est aussi très adroit de ses mains… il fait des petits ressorts, des petites broutilles… mais il serait plus utile pour votre grand-père… qui s’est acharné à faire valoir sans y connaître quoi que ce fût… d’avoir un régisseur qui sache la culture, l’élevage, etc… et qui supporte les défauts inévitables des Normands… Aujourd’hui, M. d’Erdéval se plaint avec raison des gens qu’il emploie, car il n’y a que les canailles ou les incapables qui consentent à travailler chez lui…

Et tout à coup le docteur s’arrêta pour demander :

— Est-ce que la petite est au château ou chez la mère Orson ?…

— Je ne sais pas !… — dit Jean — c’est maman qui l’a emmenée…

— Est-ce votre grand-père qui m’a envoyé chercher ?…

— Non, docteur… grand-père ne savait pas l’accident quand nous sommes partis…

— Alors, je n’entrerai pas au château… Vous comprenez, mon petit, je n’ai pas envie de me faire mettre à la porte par M. Anatole, moi !… ni même par votre grand-père… Comment va-t-il, le papa Erdéval ?…

— Physiquement, il est très bien… c’est-à dire qu’il mange bien, dort bien, et trotte comme s’il avait dix-huit ans… mais moralement il n’est plus le même… il n’a plus ni volonté, ni énergie… C’est une chose molle qu’Anatole pétrit à sa guise…

— Du temps où j’allais encore à Saint Blaise, c’était déjà comme ça !… et ça m’étonnait, parce que M. d’Erdéval n’aime pas habituellement les ivrognes… et que cet homme est toujours entre deux vins…

— Jamais grand-père ne s’en est aperçu !…. Il est terriblement gobeur, grand-père !… encore plus que méfiant… et comme Anatole appelle tout le monde ivrogne, grand-père n’admet pas que lui-même puisse en être un…

— Qu’il ne le voie pas, soit !… mais comment ne l’avertit-on pas ?… Anatole est exécré et il est étonnant qu’on n’ait pas cherché déjà à se venger de lui de cette manière…

— Il se cache peut-être des gens du pays ?…

— Non, mon petit, il ne se cache pas du tout !… Dernièrement j’étais à Saint-Blaise pour un bonhomme qui s’était cassé le pied… et on m’a fait voir, comme une curiosité, Anatole qui était soûl perdu et qui dansait au milieu du grand herbage en disant que tout était à lui…

— Tout quoi ?…

— Tout ce qui est à votre grand-père !…. Il disait, en montrant ses mains avec des gestes mous : « Deux cent mille francs dans cette main-ci… le château et la terre dans cette main-là !… tout est à moi !… à moi !… à moi !… »

— Oh !

— Ah ! ç’a n’était pas un spectacle ordinaire, allez, mon petit !… aussi tout le monde accourait pour le voir !… Il y avait les faucheurs, les ouvriers, les femmes et les gosses !… on faisait cercle autour de lui, mais ça ne le dégrisait pas, au contraire !…

— Il n’était peut-être pas si soûl que ça… — dit Olivier — quand il racontait qu’il y a des choses à lui chez grand-père…

Le docteur semblait préoccupé. Il demanda :

Savez-vous, mon petit Jean, si M. d’Erdéval a fait un testament ?…

— Je ne sais pas !… Régulièrement il n’a pas à en faire… sinon pour des recommandations ou des explications de détail… puisque papa est son seul enfant…

— Oui… évidemment… mais il paraît que M. Anatole a demandé, chez un agent d’affaires, divers renseignements sur la façon de tester irrévocablement, de telle sorte qu’aucune disposition prise ne soit atta-