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pauv’ Miche !… il y a un cadenas à clef, à cette heure !…

Et entre ses dents il conclut :

— Cochon d’Anatole, va !… c’est pour nous empêcher de prendre le bateau !…

— Gare !… m’sieu Jean !… — balbutia tout bas la petite — gare !… v’là qu’c’est qu’y nous r’garde d’en haut !…

Jean, levant brusquement le nez, aperçut l’homme qui regardait monté sur une sorte de roche qui domine la Vire, et lui cria :

— Pourquoi donc a-t-on attaché le bateau comme ça ?…

En ricanant, M. Anatole répondit :

— On l’a attaché… pac’qu’y a des voyous qui l’prennent !…

Il était clair que cette réponse ambiguë s’appliquait aux petits d’Erdéval qui se servaient habituellement du bateau. Jean devint blême et dépassa rapidement la bretelle de son fusil. Miche vit son mouvement, devina sa pensée et, se jetant sur lui :

— Non !… non !.. tirez pas d’ssus, m’sieu Jean !… tirez pas d’ssus !…

Le régisseur avait-il, comme Miche, deviné la pensée du jeune homme ? C’est probable, car il s’était précipitamment retiré.

— Ben, c’est pas pour dire !… — fit la petite, en couchant au fond du bateau les rames qu’elle avait déjà prises — vous avez manqué faire un beau coup !…

Jean regarda Miche, qui restait debout dans la petite barque, autour de laquelle l’eau clapotait refoulée par le barrage du moulin.

Elle était grande à présent comme une fille de seize ans, alerte et forte, bâtie en vigueur et en souplesse, avec une tête toute petite et un visage délicat aux traits affinés et réguliers. Elle avait un petit front lisse et têtu, d’admirables cheveux marrons, des yeux longs d’un bleu étrange, et la peau d’un rose velouté qui s’ambrait au cou et aux tempes. Il vit que la petite tremblait. Déjà il venait de remarquer qu’elle avait parlé avec une certaine difficulté, une hésitation, sinon un bégaiement formel. Et il demanda :

— Tu as peur, Miche…

— Non, m’sieu Jean !…

— Tu es toute pâle !… et puis, tu as de la peine à parler ?…

— C’est l’émotion… Ça… ça m’fait toujours c’t’effet-là !… j’ai cru qu’vous alliez tuer m’sieu Anatole !…

— Le fait est que j’ai eu envie, non pas de le tuer, mais de lui envoyer un coup de fusil… Est-ce que ça t’aurait fait de la peine ?…

Miche réfléchit, et répondit d’une voix qui tremblait encore un peu :

— Ça n’m’aurait pas fait d’peine qu’y soit mort… Oh ! mais non !… pac que c’est un mauvais bougre !… ça serait un bonheur !… mais j’voudrais pas que c’bonheur-là vienne d’vous, m’sieu Jean… ça pourrait vous faire des fois des embêtements…

— J’te crois !… — répondit Jean en riant.

Puis, relevant la tête et regardant le rocher, il demanda :

— Où diable est-il passé, cet animal ?… il a pris le chemin de la ferme probablement ?…

— Oh ! mais non !… y n’avait pas son fusil !…

— Il n’a pas besoin de son fusil pour aller à la ferme ?…

— Mais si !… c’est que vous n’savez pas… jamais m’sieu Anatole ne ferait un seul pas en dehors du parc sans avoir son fusil…

— Pourquoi ça ?…

— Pac’que l’a peur, tiens !… et pis, y n’irait pas à la ferme… l’a rien à y faire…

— Il peut avoir des ordres à donner… des choses à voir…

— Des choses à voir !… mais v’là plus d’un an qu’y n’fait plus rien !…

— Comment rien ?…

— Ben non !… que d’promener les visiteurs dans la propriété… et d’ferrer un ch’val par ci, par-là !… l’reste du temps y s’fait servir par m’sieu l’marquis…

— Servir ?…

— Mais oui !… quand l’a pris une trop grosse cuite et qu’y n’peut pas s’lever l’lendemain, alors m’sieu l’marquis y apporte son chocolat dans son lit…

— Oh !…

— Pis après, plus tard… enfin quand c’est qu’y veut… m’sieu Anatole se lève et s’y promène tout partout avec une grande robe de chambre à carreaux, qu’y noue par une corde avec des glands comme aux bannières… Comment ça s’fait, d’puis l’temps qu’vous êtes à Saint-Blaise, qu’vous avez pas core vu m’sieu Anatole en robe de chambre ?….

— Il ne manquerait plus que ça ?…

— Oh ! vous l’verrez !… Dites donc, m’sieu Jean ?… l’aut’soir que j’ramassais des châtaignes auprès du gros hêtre où qu’y a l’banc, j’ai entendu m’sieu l’comte et madame la comtesse qui causaient d’ça…

— Quoi ça ?…

— Ben, de m’sieu l’marquis… de m’sieu Anatole et de tout ça…

— Ah ! bon !…

— Y disaient comme ça qu’y faudrait qu’y ait quelqu’un quand y n’sont pas là pour voir c’qu’y s’passe… et pour les prévenir si c’était besoin…

— Évidemment !… mais comme il n’y a personne…

— Y aurait bien moi…

— Toi, mon pauv’petit !… mais tu n’es