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mes pendules et me panse mes chevaux…

— Ah ! parlons-en des chevaux !… C’est un massacre !… Il a voulu — parce que tu le lui avais dit — me montrer Fritz… j’ai eu la bêtise de le suivre dans le manège et j’ai été écœuré !… Ah ! il te l’arrange bien, ton poulain !… il lui flanque des coups de pied… tu m’entends, de pied !… dans les boulets… et il est tellement brute, tellement ignare, qu’il ne se rend pas compte que je m’aperçois qu’il ne sait rien !… rien, pas même panser un cheval proprement, car tes chevaux ont des poux, tu sais ?…

— Dans ce pays-ci, ils en ont tous !… — affirma le marquis.

M. d’Erdéval sentit qu’il allait répondre encore et que toute discussion était vaine, alors il sortit du salon.

— C’est toi, papa !… — cria la voix de Simone — nous sommes ici avec maman en attendant qu’on sonne le premier coup !…

Le comte suivit une allée qui grimpait vers un banc, qu’affectionnaient les enfants. Mme d’Erdéval y était assise, et Jean, Olivier, Jacques et Simone jouaient à la cachette avec M. Guillemet. Quand la nuit tombait, c’était le jeu favori.

— J’ai appris un tas de choses inquiétantes… commença Mme d’Erdéval — j’ai rencontré M. des Bordes qui m’a donné de mauvaises nouvelles… Cet Anatole est encore plus puissant que nous ne l’imaginions !… M. des Bordes est convaincu qu’il se fait donner par votre père beaucoup d’argent de la main à la main…

— Ça ne m’étonne pas autrement !…

— Dans tous les cas, Anatole se vante de ça quand il est soûl… et il l’est souvent !… très souvent !… et votre père ne se doute de rien !…

— Dame !… nous avons payé pour le savoir, qu’il ne se doute de rien !… Rappelez vous ?… à Auteuil ?…

— Mais c’est terrible, tout ça, à cause des enfants… ils n’ont pas besoin qu’Anatole les dévalise…

— Nous n’y pouvons rien !… papa a sa tête comme vous et moi… et il est le maître de faire ce que bon lui semble de son argent…

— Avez-vous remarqué que, depuis Anatole, il est beaucoup moins généreux pour nous ?… certes, je ne suis pas rapace, mais penser que c’est ce gredin-là qui profite de tout m’horripile… Si votre père faisait la noce, ça ne me ferait pas du tout le même effet…

— À lui non plus !… il s’amuserait davantage !… — Ah !… je n’ai guère envie de plaisanter !…

— Ni moi !.., mais je m’incline, puisque je ne peux rien empêcher !…

— Si au moins quelqu’un était là… quelqu’un d’ami… qui pût voir… surveiller…

— Ce quelqu’un-là n’empêcherait pas, plus que nous les choses de suivre leur cours…

— Non !… mais il pourrait nous avertir si la situation s’aggravait…

— Vous pensez bien que personne ne saurait rien !… on se méfierait, on expulserait tout ami à nous, comme on a expulsé peu à peu le Curé et le Docteur…

— Et même M. des Bordes !… il y a un an qu’il n’a pas vu votre père !…

— Vous voyez bien !… à moins qu’un invisible esprit ne nous avertisse des machinations de M. Anatole.., ou que la statue du connétable d’Erdéval ne nous écrive pour nous raconter ce qui se passe sous ses yeux de marbre… je ne vois pas trop…

Il y eut une sorte de bruissement dans les feuilles tombées sous les grands châtaigniers, et une petite forme grise se détacha dans l’ombre qui s’épaississait.

— Simone, tu vas te mouiller les pieds !… il y a de la rosée !… — cria M. d’Erdéval.

Mais la petite forme répondit :

— C’est pas mad’moiselle Simone, m’sieur l’comte… c’est Miche !…

— Tiens !… qu’est-ce que tu fais là, toi ?…

— C’est la cuisinière qui m’a envoyée lui ramasser des châtaignes pour l’dîner… j’me dépêche… v’là qu’on sonne l’premier coup !…

Et, devant le banc, Miche passa en trottinant, avec au bras un grand panier où roulaient des châtaignes.


IX


— Comment, tu ne peux pas détacher le bateau ?… — demanda Jean debout sur la jetée du moulin, son fusil sur l’épaule.

— Non, m’sieu Jean !…

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire là ?… tu l’as détaché vingt fois !… allons !… tire ferme !…

Miche s’arc-bouta sur ses jambes, tendit son corps nerveux dans un effort, et mur mura découragée :

— Mais, m’sieur Jean, c’était point attaché la même chose les aut’s fois !… y a un machin qu’j’ai jamais vu qui l’tient !…

— Un machin ?… quel machin ?… — fit Jean qui se décida à traverser la jetée et à descendre la berge.

Arrivé près de l’arbre auquel le bateau était amarré, il fit un geste de surprise :

— Parbleu ! ça ne m’étonne pas, mon