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Elle était lasse, au bout de quinze jours, de surveiller tout le temps Simone et Jacques, qui travaillait beaucoup moins longtemps que ses frères avec M. Guillemet. Simone, quand Mme Devilliers n’était pas sur ses talons, devenait franchement insupportable. Personne, sauf sa gouvernante, ne pouvait la faire obéir. Et Mme d’Erdéval, à qui elle échappait sans cesse, passait d’affreuses minutes à courir dans le parc, affolée, appelant la petite fille qui ne répondait pas. La pauvre femme imaginait toujours que Simone aillait tomber dans la Vire, ou « se faire corner » par les vaches qu’elle avait la manie d’embrasser sur le nez.

Miche jouait de temps à autre avec Simone, mais le marquis s’opposait à cette familiarité qu’il apercevait, alors qu’il ignorait les promenades et les causeries de la petite paysanne et de Jean.

La plupart du temps, lorsqu’elle ne ramassait pas de bois, ou des pommes, ou ne cueillait pas les fruits, Miche montait dans le grenier qu’on appelait pompeusement la bibliothèque. C’était, sous les combles, mais avec pourtant de larges et belles fenêtres percées dans le haut toit pointu, une immense pièce où s’entassaient, sur des planches mal jointes, une masse de livres de toutes les espèces et de tous les temps. La petite fille avait entrepris de ranger ces livres et elle y parvenait presque, ce qui étonnait grandement le vieux marquis.

— C’est extraordinaire !… — dit-il un jour à son fils — cette petite qui est un âne bâté, à laquelle on n’a pas pu apprendre à lire, qui est incapable même d’épeler des titres, pour la plupart compliqués, arrive à reconnaître les ouvrages par les reliures, ou même par l’aspect des lettres, car beaucoup d’ouvrages différents ont des reliures toutes pareilles… et je dirais presque qu’elle les classe… je n’en reviens pas !…

— On ne la voit plus guère, Miche !… — remarqua M. d’Erdéval — autrefois elle était toujours à traînailler partout… c’était gentil !… ça meublait !

— Ça meublait trop !… c’était insupportable !… Nous lui avons défendu d’entrer dans le château autrement que pour monter à la bibliothèque par l’escalier de la tour…

— Nous ?… — interrogea le comte qui comprenait parfaitement qu’il s’agissait d’Anatole, mais qui tenait à montrer son étonnement — qui ça, « nous ?… »

— Anatole et moi !… Nous ne voulons pas que toutes ces canailles de Saint-Blaise nous envahissent… et c’était un précédent, tu comprends ?… Il n’y a aucune raison pour tolérer la présence de Miche au château…

Erdéval ne répondit pas. Jamais son père n’avait encore associé l’autorité de son régisseur et la sienne en une aussi parfaite égalité. Ils ne faisaient plus qu’un, c’était chose entendue.

Et le lendemain, Miche lui affirma davantage encore cette inquiétante vérité.

Comme il apercevait la petite fille qui sortait de la tour et glissait, se faisant toute petite, vers les communs, il l’appela :

— On ne te voit plus, Miche !… pourquoi ne viens-tu plus nous dire bonjour sur la terrasse après le déjeuner comme autre fois ?…

— Pac’qu’y m’l’ont défendu, m’sieu l’comte !…

— Qui ça, ils ?…

La petite rougit. Son tact l’avertissait de la gaffe.

— Oh !… m’sieu l’comte… balbutia-t-elle troublée — j’voulais point parler comme ça !… j’voulais dire que m’sieu l’marquis m’a défendu d’approcher du château… et que m’sieu Anatole me l’a encore défendu aussi…

— Et tu le crains, M. Anatole ?…

— J’le crains point !… j’en ai peur !…

— Ah !… — fit M. d’Erdéval en riant. Voyons, Miche, explique-moi quelle différence il y a entre craindre et avoir peur…

— Bé dame !… — fit tranquillement la petite — y m’semble qu’alle est grande, la différence qu’y a !… j’crains l’bon Dieu… et m’sieu le marquis… et m’sieu l’Curé… et les Sœurs… et vous, m’sieu l’comte… et même un peu la mère Orson… j’crains c’qui vaut mieux qu’moi… j’crains qu’ceux-là m’grondent… ou m’en veuillent… ou d’leur faire d’la peine, ou d’les fâcher… Et j’ai peur des vipères, des soulauds et de m’sieu Anatole, pac’que c’est des mauvaises bêtes… que j’les déteste… et qu’y sont plus forts que moi !…

— C’est très bien dit, Miche !… Tiens !… voilà pour t’acheter une petite robe !…

Il lui tendait une pièce de dix francs. La petite secoua la tête et serra ses bras le long d’elle, en disant avec embarras :

— Msieu l’comte… si vous vouliez ben la donner au Pé Constant, la pièce ?… Y n’mange pas à sa faim, allez, l’pauv’vieux, d’puis qu’on l’a chassé du château… Y n’trouve pas à travailler à la loue… on n’veut qu’des jeunes… Si c’était moi qui lui donnais cette pièce-là, y la refuserait… tandis que d’l’avoir d’vous, y sera ben content…

— Tu es une bonne fille, Miche !… Dis moi ?… il ne te maltraite jamais, Anatole ?…

— Jusqu’à présent pas, m’sieu l’comte !…

— Il ne t’a jamais menacée ?…

— Y m’nace tout l’monde !…

— Toi aussi ?…

— Moi comme les autres !…

— Et M. le marquis ne dit rien ?…