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à s’étrangler pour courir au-devant du passant qui pouvait peut-être les tirer de misère.

M. d’Erdéval fut ému de leurs caresses. Et il « enleva » Théodule qui rentrait du loin.

— C’est une honte de voir des chiens soignés de la sorte…

— Ah ! m’sieu l’comte, c’est point d’ma faute !… c’est m’sieu Anatole qui s’occupe d’ça comme de tout… m’sieu l’comte a-t’y d’jà évu l’écurie et tout l’fourniment ?…

— Oui !…

— Ben, m’sieur l’comte, tout est comme ça !… et tout partout !… dans l’château… à la ferme… au moulin !… C’est une pitié d’voir une si belle terre s’en aller en fumée tout comme ça !…

Et Théodule, qui avait de grands défauts, mais qui aimait son maître — autant qu’un paysan normand peut aimer — soulagea son cœur. Il dit les misères du vieux marquis et celles de ses serviteurs ; la fainéantise et la méchanceté du soi-disant régisseur ; l’astuce et l’habileté qu’il déployait pour écarter tout le, monde et s’imposer comme indispensable à son maître. Puis il conclut :

— L’est parti à c’matin pour tant qu’vous serez là, p’t’êt’ben, m’sieu l’comte… vu qu’y vous craint sans avoir l’air… alors on pourrait essayer de r’mettre un peu d’ordre à l’écurie… mais tout est gâché, cassé, perdu, quoé !… et pis, y a pus d’ouvriers, pus d’domestiques, pus rien !… alors quoué qu’on peut faire, à c’t’heure ?… On n’peut point travailler sans outils, pas vrai, m’sieu l’comte ?… alors quoué ?…

Théodule s’était trompé dans ses prévisions. L’absence de M. Anatole ne devait pas durer autant que le séjour des Erdéval à Saint-Blaise.

Au bout d’une semaine il réapparut. Un beau soir, alors que personne ne le savait de retour, on entendit dans l’office une voix éraillée qui criait :

— Imbécile !… Moi, je vous dis que ça n’est pas comme ça !… Moi, je prends le gigot comme ceci !… mais faites donc attention, imbécile !…

Les enfants et M. Guillemet se regardèrent, tandis que la comtesse baissait le nez dans son assiette. Et le vieux marquis expliqua :

— Anatole est revenu aujourd’hui !… il a raccourci son voyage pour ne pas me laisser dans l’embarras…

— Comment va le docteur Bouvier ?… — demanda M. d’Erdéval pour changer la conversation.

Le marquis répondit :

— Je n’en sais rien !… je ne l’ai pas vu depuis un siècle… C’est un vieil ivrogne !…

— Oh !… — fit Jean exaspéré — le docteur Bouvier !… est-il possible de dire ça !…

— Anatole l’a rencontré soûl comme une bourrique… il ne l’a même pas reconnu !… il ne l’a pas salué…

— Ça n’est pas une raison !… — grommela Jean.

Son grand-père lui demanda :

— Qu’est-ce que tu dis ?….

— Rien, grand-père !…

De l’office, la voix enrouée cria :

— Ah ! oui, il était soûl ?… Moi, je me disais : « Il va tomber »… alors, moi, j’ai pris le côté de la route…

— Tu entends ?… — demanda le marquis à son fils.

— Guillemet !… — dit M. d’Erdéval sans répondre — je vous demanderai d’aller à Caen me faire une commission tantôt avec les enfants.

— Veux-tu qu’Anatole te la fasse… il y va… — proposa le marquis.

— Non, merci, papa !…


Quelques jours se passèrent à peu près paisiblement. Mais les Erdéval constataient que le vieux marquis était moralement très changé.

Lui si alerte d’esprit, si solidement équilibré, et dont la volonté était jadis la qualité maîtresse, semblait, depuis le retour du palefrenier surtout, avoir perdu presque absolument sa personnalité.

Il ne décidait pas lui-même les choses les plus insignifiantes. Il fallait tout demander à M. Anatole. On ne pouvait plus toucher à une voiture, à une selle, à un harnais.

— C’est inouï !… — dit un jour Jean qui avait voulu prendre un cheval pour aller au Mesnil — figure-toi, papa, qu’Anatole ne veut pas que je sorte avec Violette…

— Comment, il ne veut pas ?… — demanda M. d’Erdéval surpris — mais il t’a donné un prétexte, je suppose ?…

— Évidemment !… il m’a dit qu’elle est vieux ferré et que ses fers ne tiendraient pas jusque-là…

— Eh bien ?…

— Ben, c’est pas vrai !… j’ai regardé ses pieds… je parie qu’il n’y a pas huit jours qu’elle est ferrée !…

— Dis à ton grand-père que tu as besoin de la jument et qu’elle peut très bien sortir…

— C’est fait !… j’ai parlé à grand-père… il m’a répondu de le laisser tranquille… que rien de tout ça ne le regardait plus… que c’est Anatole qui a la responsabilité de tout !…

— Alors, mon petit, que veux-tu que je te dise… il faut t’en aller au Mesnil à pied !…

— Ça va devenir rigolo, Saint-Blaise !…

— Ça l’est déjà !… — murmura Mme d’Erdéval.