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Comment en est-il arrivé à supporter de pareilles choses ?…

— Le fait est qu’il s’éloigne joliment des mœurs de la féodalité, grand-père !… je sais bien que la grand’mère d’Anatole est une La Faraudière de Montamort, mais enfin ça ne lui confère tout de même pas le droit de traiter son patron comme un simple sous-pied !…

— Je ne comprends pas comment tu as le cœur de plaisanter ?…

— Au fond, je ne plaisante pas, papa !… mais, en la forme, je ne peux pas m’empêcher de trouver drôle que grand-père, qui regrette le temps où les croquants battaient les fossés pour empêcher de chanter les grenouilles, laisse un « mercenaire » lui dire des sottises en le tutoyant.

— Il en a peur, peut-être ?…

— Oui… hier soir, il avait l’air… ou plutôt la voix… terrorisée… Et puis, aussi, ce mauvais drôle a réussi à lui persuader qu’il lui est indispensable… Très sérieusement, grand père se figure qu’Anatole et sa « mitrailleuse » sont nécessaires à sa sécurité…

— C’est au contraire ça qui lui fait courir un danger !… on exècre tellement cet homme dans le pays !… et une vengeance dirigée contre lui peut atteindre papa du même coup…

— Je le sais bien, pardi !… et tout ça me tracasse !…

— Mon petit, ne parle pas de ça à ta maman, veux-tu ?… elle est déjà prise d’une idée fixe… elle veut s’en aller !…

— Dame !…

— Ce soir, je vais fermer la porte de communication de nos chambres… toute la nuit elle m’a appelé pour me demander si je dormais… et puis… quand elle m’avait réveillé… elle m’expliquait qu’elle allait écrire à Pitoy de lui envoyer Tirté et un coupé !… Naturellement elle emmènera Simone, puisque nous n’avons pas Mme Devilliers… et ça me contrarie de séparer la petite de Jacques qui s’ennuiera sans elle… vous êtes trop grands pour lui à présent… J’ai réussi à dissuader un peu ta maman de partir… Alors, ne lui raconte pas cette histoire, n’est-ce pas ?…

— Non, papa… et tu feras bien, toi, de ne pas en parler non plus à Jean !… il a déjà menacé Anatole, un jour qu’il maltraitait un mendiant, de le jeter dans la Vire… alors, s’il savait qu’il maltraite grand-père, il pourrait bien l’y jeter sans le prévenir, cette fois !…

En s’asseyant à table, le vieux marquis annonça, d’un air embarrassé :

— Vous allez être encore plus mal servis qu’à l’ordinaire, mes pauvres enfants !… Anatole m’avait demandé depuis longtemps la permission d’aller voir sa famille… je la lui avais accordée… et il avait fixé cette date à des parents qui doivent se déplacer exprès pour le voir… Alors, vous comprenez… je ne pouvais pas l’empêcher de partir…

— Mais… — protesta Mme d’Erdéval, la mine soudain rassérénée — nous n’avons pas du tout besoin de lui !…

— Au contraire !… — marmotta Jean enchanté.

Le domestique — la bouche élargie dans un sourire idiot — heureux de n’être pas harcelé et injurié à tout propos, servait infiniment mieux que la veille. Cela n’empêcha pas le marquis d’affirmer :

— Cet imbécile, quand Anatole n’est pas là pour le diriger, ne fait rien qui vaille !…

— Je vous en prie… — dit la comtesse — ne vous inquiétez de rien… nous sommes admirablement bien servis… tout va à merveille !…

Au fond, son beau-père était peut-être de son avis, car il avait le visage détendu et l’air tranquille. Mais pour rien dans le monde il n’eût voulu avouer aux autres, ni à lui même, la sensation de paix qu’il ressentait.

Il tenait à prouver l’utilité de son favori. Et puis, comme il avait appris — à l’école de M. Anatole — à demander aux domestiques l’impossible et à n’être jamais satisfait de leur service, il se fatiguait à crier sur eux, ce qui les terrifiait au lieu de les dégourdir. Et il commettait cette erreur d’entreprendre le dressage de gens indécrottables — et qui d’ailleurs ne passeraient probablement chez lui qu’une ou deux semaines — au lieu de les laisser servir tant bien que mal comme ils pouvaient. Alors les repas duraient une heure et demie, quelquefois deux, et ils étaient vraiment pénibles.

Dans l’après-midi, le comte d’Erdéval, auquel son père avait demandé de faire une course à Saint-Fargeau, alla aux écuries pour dire d’atteler. Il fut stupéfait de la saleté ignoble des chevaux. Les bêtes n’étaient pas pansées, les litières pas faites, le crottin pas enlevé. Et, dans les remises, les voitures avaient sur elles deux mois de boue et de poussière. Quant à la sellerie, elle était dans un état indescriptible. Les mors rouillés, les cuirs couverts de moisissure. Des selles, mangées par les rats et par les mites, sortaient des paquets de bourre, qui voltigeait dans le courant d’air des portes et des fenêtres sans carreaux.

Dans les écuelles des chiens, une croûte de soupes séchées, et pas une goutte d’eau. Et les pauvres bêtes, maigres à faire pleurer, rongées par les puces, sales, abîmées de rouge et de boutons, s’élançaient de leurs niches sans paille, et tiraient sur leur chaîne