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l’on entendait le régisseur gronder : « Imbécile !… » et « Sacré maladroit !… »

Évidemment, les domestiques qui se résignaient à entrer à Saint-Blaise étaient de pauvres diables qui ne valaient peut-être pas cher, et qui, sûrement, ne savaient rien du tout. Mais le maître d’hôtel le plus fin eût perdu la tête à être dérangé dans son service et maltraité de la sorte.

Le dîner, interminable, fut un véritable supplice pour Mme d’Erdéval. Elle avait l’horreur de voir tourmenter et martyriser les bêtes, et ce malheureux homme, qui ne se défendait pas et ne répondait rien, lui causait la même impression pénible que la vue du cheval battu, qui n’essaie ni de mordre, ni de ruer.

De tout son cœur, elle souhaitait que le domestique sortit enfin de sa résignation énervante, et prit une chaise, ou une carafe, ou n’importe quoi de solide, pour taper sur l’ancien palefrenier. La méchanceté imbécile avec laquelle M. Anatole piétinait ce pauvre ahuri pour se donner de l’importance, lui rappelait la malfaisante stupidité avec laquelle il avait, à Auteuil, piétiné les fleurs qu’elle aimait pour jouer au dompteur.

Et elle revoyait le pauvre Paladin, nourri d’herbe, sans cœur et sans défense, qui ressemblait à cet autre Normand abreuvé de cidre, veule, sournois et poltron.

Après le dîner, le marquis, seul dans le salon avec ses enfants et ses petits-enfants, redevint un instant lui-même. Il causa avec humour de toutes choses, l’esprit libre, heureux et comme rajeuni. Et, rentré dans son appartement, M. d’Erdéval dit à sa femme :

— Je suis content d’avoir vu papa si bien ce soir !… Tantôt j’avais eu une impression pénible… je trouvais qu’il ne se ressemblait plus !… mais dès qu’il est éloigné de cet Anatole de malheur, il redevient comme autre fois…

Il nous le cache, l’Anatole de malheur !… — dit Jean — nous sommes débarrassés de sa tronche !… c’est toujours ça !…

Olivier riait. M. d’Erdéval dit, agacé :

— Tu trouves que c’est drôle, tout ça ?…

— Ah ! non !… mais je ne peux pas m’empêcher de rigoler, en pensant à la tête de maman pendant le dîner !… à chaque injure d’Anatole au domestique, elle fermait à moitié les yeux, comme elle fait quand on fiche des coups de fouet dans la rue sur les chevaux tombés !… Tout le temps je croyais qu’elle allait réclamer !…

— Non… mais ce que je vais faire, c’est m’en aller !… je ne peux pas passer un mois ni même trois semaines dans ces conditions là… je deviendrais enragée ou malade…

— Voyons !… voyons !… — fit Jean qui n’aimait pas les accrocs, et se réjouissait de reprendre son flirt avec la petite de Guerville au point où il en était resté l’été précédent et de le mener à bien cette fois — il ne faut pas pousser les choses au noir… tout va s’arranger !…

Mais, le lendemain matin, Olivier entra consterné chez son père.

— Figure-toi, papa, qu’Anatole maltraite grand-père…

M. d’Erdéval bondit :

— Qu’est-ce que tu dis ?… il le maltraite ?…

— Oh !… je ne veux pas dire qu’il tape dessus… du moins je ne m’en suis pas aperçu… mais ça viendra !…

— Enfin, veux-tu t’expliquer ?… — demanda le comte anxieux.

— Ben voilà !… hier soir, quand j’ai été rentré dans ma chambre, j’ai entendu du bruit… on parlait fort… j’ai reconnu la voix d’Anatole… alors j’ai eu peur que ça ne fût déjà Victor qui se disputait avec lui… et j’ai ouvert ma porte pour écouter…

— Eh bien ?…

— Ben, c’était de la chambre d’Anatole que venait le bruit… et c’était grand-père qu’il injuriait…

— Qu’il injuriait ?…

— Ah ! oui !… et solidement encore !… et en le tutoyant !…

— Ce n’est pas possible !… tu as mal entendu ?…

— Mais, papa…

— Je ne dis pas qu’Anatole n’injuriait pas quelqu’un… mais ce n’était pas ton grand-père !…

— Enfin, papa, voyons !… Il lui disait :

« Ah ! tu as fait venir la séquelle d’Auteuil !… eh bien, je m’en vais d’ici !… » et grand-père suppliait : « Je vous en prie, Anatole, ne criez pas comme ça !… on va entendre !… faites-moi tout ce que vous voudrez quand mes enfants ne sont pas là… mais quand ils sont chez moi, je vous supplie… » Et cette brute répondait : « Je m’en vais demain matin aux courses du Pin… je reviendrai quand ta séquelle sera partie !… C’est dommage qu’ils n’aient pas amené la Devilliers !… ça serait complet !… » Crois-tu que c’est à grand-père qu’il parlait, dis ?…

— Et puis ?… — demanda M. d’Erdéval, bouleversé.

— Et puis, rien !… J’ai entendu qu’on touchait le bouton de la porte… j’ai pensé que grand-père allait sortir… et j’avais pas envie de me faire pincer… à cause de lui plutôt qu’à cause de moi… parce qu’il aurait été honteux, le pauvre homme !… Moi, je n’écoutais pas à la porte, je n’avais pas quitté ma chambre…

— C’est épouvantable !… pauvre papa !…