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la résistance du marquis. Comme presque toutes les parvenues, elle s’irritait et s’inquiétait de ne pas se sentir acceptée du premier coup. Toujours celui qu’elle appelait, en lui souriant de son sourire figé de danseuse, « le plus jeune de mes voisins », avait été parfaitement poli pour elle. Mais elle sentait que c’était seulement la politesse d’un homme très bien élevé. Aucune sympathie ne perçait sous les banalités aimables du marquis d’Erdéval.

En même temps qu’elle apercevait la liaison étroite et étrange du vieux gentilhomme et du soi-disant régisseur, la petite Guerville jugeait la nullité absolue, l’incapacité énorme, et la vanité dindonesque du palefrenier. Dépourvue de tout sens moral, elle ne fut nullement gênée de se mettre à plat ventre devant un individu duquel elle avait dit les pires choses, en potinant avec tous les gens du pays.

Elle accabla « Monsieur Anatole » de compliments gigantesques. Lui seul connaissait les chevaux, lui seul savait les monter et les dresser !

Pour un oui ou pour un non, elle tombait à Saint-Blaise à cheval, à pied, ou en voiture, afin de demander à Monsieur Anatole les conseils les plus saugrenus. Quand Jean fut arrivé, la cour qu’elle faisait à l’homme devint moins pénible parce que, après avoir entendu les réponses diffuses et prolixes de M. Anatole, elle filait à l’anglaise et s’en allait flirter avec Jean.

Jean était la bête noire du palefrenier, duquel il se préoccupait pourtant assez peu, alors qu’Olivier — qui l’avait en horreur, mais qui était très pince-sans-rire — lui plaisait infiniment. Et, du coup, Olivier était passé favori de son grand-père. Favori modeste, venant très après M. Anatole dans les bonnes grâces du marquis, mais favori tout de même. C’était à Olivier que, cette année-là, il devait léguer Saint-Blaise. La terre, qui avait été successivement l’apanage de Jean, puis de Simone — si son mari aimait la chasse ? — appartenait pour l’instant à Olivier. Et M. Anatole — très stupidement vaniteux, et trop inférieur comme intelligence pour se rendre compte à quel point les Erdéval l’avaient « dans le nez » — se disait qu’il n’était pas mauvais de se mettre en bons termes avec le futur propriétaire du fromage où il paressait en paix. Le marquis n’avait que soixante-cinq ans et il était bâti à chaux et à sable, c’est vrai. Mais il était gros, on ne savait pas ce qui pouvait arriver, et la précaution est méridionale autant que normande.

Or, M. Anatole était né quelque part du côté de Périgueux ou de Bergerac. Il ne possédait aucune des qualités des Méridionaux mais tous leurs défauts s’étaient accumulés au suprême degré dans sa falote personne. Sa jactance bavarde, son incapacité prétentieuse et effrontée, avaient aveuglé M. d’Erdéval qui, très sincèrement, se faisait illusion sur un point capital pour lui : la bravoure.

Admirablement crâne et énergique, le vieux gentilhomme méprisait plus que tout la couardise, dont son favori était — sans qu’il s’en doutât — le plus complet spécimen.

Le pauvre homme, qui entendait trente ou quarante fois par jour son régisseur répéter d’un ton fougueux : « Moi ! je vais l’arranger !… » ou « Moi ! je lui ai dit de prendre garde à lui !… » ne pouvait pas se douter que le premier gars un peu « costeau » l’eût flanqué d’une seule menace à genoux et lui eût fait lécher la terre.

Les Erdéval avaient vite découvert que M. Anatole était poltron comme un lièvre, et Jean disait :

— Il est si lâche, que ça ne serait même pas amusant de taper dessus !…

Il était bon, d’ailleurs, que le vieux marquis se crût à l’abri sous l’aile de son ami et confident, car, grâce aux menées de M. Anatole, « les deux patrons de Saint-Blaise », comme on les appelait dans le pays, étaient violemment haïs. À chaque instant, maintenant, des scènes pénibles avaient lieu, soit aux communs, soit même dans la cuisine et à l’office.

On chassait impitoyablement les pauvres, et lorsqu’ils avaient — et presque tous en ont — un bissac, M. Anatole le leur faisait vider devant lui, les traitant de voleurs, et les menaçant de lâcher sur eux les chiens.

D’autres fois, des ouvriers auxquels le régisseur refusait leur dû, ou qu’il injuriait pour un motif quelconque — ou même sans motif — venaient proférer des menaces devant le château. Alors M. Anatole, après avoir crié du haut du perron ou du balcon — mais jamais de trop près, quand c’étaient des gas solides — de belles phrases belliqueuses, s’embusquait avec sa fameuse mitrailleuse derrière les persiennes hermétiquement closes, et faisait admirer à son vieux maître, extasié et reconnaissant, sa méridionale vaillance.

Un jour Jean avait arraché des mains du palefrenier un pauvre vieux mendiant qu’il assommait avec facilité, attendu que le malheureux était anéanti de fatigue et de misère, après quoi il avait dit, sans ambages, au favori pétrifié d’étonnement :

— Si jamais je vous y repince, je vous prends par la peau du cou et je vous jette dans la Vire… Avez-vous compris ?…

— Méfiez-vous, monsieur Jean !… — bal-