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— Ah ! ça me fait plaisir de vous voir, Père Constant ! dit le comte j’avais peur que vous ne fussiez malade ! — je ne vous avais pas aperçu hier… ni ce matin…

La figure du vieil homme le bouleversa :

— Je n’travaille plus au château, mossieu l’comte !…

— Vous ne travaillez plus au château ?… — répéta Erdéval — stupéfait et depuis quand, Père Constant ?…

— D’puis qu’mossieur Anatole m’a jeté dehors.

Deux petites larmes coulaient sur les vieilles joues ravines de l’homme. Il les essuya de sa manche et reprit :

— Ah ! oui, da !… y m’a chassé !… y avait quarante-huit ans que j’travaillais au château d’affilée, mossieur l’comte !… d’puis qu’javais d’venu d’faire mon congé d’sept ans ! et avant que d’partir soldat, j’avais déjà travaillé d’quatorze vingt ans chez mossieur vot grand-père… a faisait cinquante-quatre ans d’service au château d’Saint-Blaise !… Si c’est pas malheureux, dites ?…

— Mais qu’est-ce qu’il y a eu, Père Constant ?…

— Y a eu que j’m’ai bu, mossieur l’comte !…

— Ça ne m’étonne pas ! dit en souriant M. d’Erdéval.

— J’sais bien !… ça m’arrive !.. mais j’travaillais tout de même… et quand y m’a attrapé il était plus soûl qu’mé… et y n’travaillait pas, lui, bié sûr !… pac qu’y n’travaille jamais !…

— Ah !…

— Y fait des p’tites bricoles comme ça… d’ici et d’là… quand c’est qu’a l’amuse !… mais y n’connaît aucun métier sauf ferrer… Oh ! pour ça, y ferre un ch’va dans la perfection mais pour c’qu’est de l’soigner ou d’l’atteler quand y s’attèle pas tout seul… J’y en défie ! et pour ça comme pour bié des choses, Théodule y en r’montrerait…

— Enfin, à propos de quoi vous a-t-il renvoyé, père Constant ?…

— Ben, pac’que, comme y m’accusait qu’jétais soûl, et qu’Théodule et moi, et nous tous, nous étions qu’des imbéciles et des ivrognes… j’y ai dit qu’pour c’qu’était d’ça, y pourrait nous en r’montrer… et même tout d’suite, vu qu’il tait plus soûl qu’mé !.. alors, l’a voulu m’toucher, maginez-vous, m’sieur l’comte ?…

— Et puis ?…

— Pis… comme il était plein comme un sac, j’ai f… par terre du premier coup !… j’l’y aurais même f… sans ça !… y n’a point d’force !… Voul’vous que j’vous dise, mossieu l’compte… c’est un homme détruit… pac’que quand on boit et qu’on travaille on dépense c’qu’est t’trop… tandis qu’quand on boit et qu’on fainéante, ben on garde l’tout !… pis des fois on crève… mais pas lui !… y crèvera pas, lui !… mais l’est tout d’même détruit !…

— Voulez-vous que je parle à M. le marquis, père Constant ?…

— Qu’vous li parliez d’quoué ?…

— De vous… que j’essaie de vous faire rentrer ?…

Le vieil homme eut un geste d’effroi :

— Faites pas ça, mossieu l’comte !… vous vous metteriez mal avec vot’papa… et pis v’là tout !… en comparaison d’mossieur Anatole, vous n’comptez pus pour rien… ni vous, ni personne !… Aut’fois, c’était toujours « Mon fi par-ci, mon fi par-là !… » même avec nous aut’s, mossieu l’marquis inventait des histoires pour pouvoir parler d’vous !… à présent c’est pus jamais qu’y nous en parle… pus jamais !…

— Mon pauvre père Constant… — fit M. d’Erdéval chagrin — je suis désolé de ne rien pouvoir, en vérité…

— Prenez garde pour vous-même, mossieu l’comte !… core pour Mme la comtesse et pour vos enfants… Et pis, c’est surtout à Mme Desvillier qu’il y a quand c’est qu’il est sas !… J’sais pas c’qu’alle a bié pu lui faire… mais l’en dit !… l’en dit !… qu’alle prenne garde, la pauv’dame !… qu’alle s’méfie…

Mme Devilliers ne vient pas à Saint-Blaise cette année… elle reste à la mer avec Mlle Simone…

— Ben, j’ai comme un pressentiment qu’c’est tant mieux pour elle, la pauv’dame !…


Cette année-là, M. d’Erdéval et ses deux fils ne demeurèrent pas longtemps à Saint-Blaise. Les enfants devaient passer quelques jours à la mer avant la rentrée, et Miche ne profita pas beaucoup de son ami Jean.

D’ailleurs, Mme de Guerville l’accaparait. Il avait dix-sept ans, c’était presque un jeune homme, et la petit voisine — tout en affectant de le traiter en gosse — le trouvait visiblement à son gré.

Continuellement, pendant ce mois de septembre, elle se fit inviter à Saint-Blaise afin de profiter du séjour de son « petit flirt », comme elle disait en riant.

Le vieux marquis — après avoir eu d’abord en grippe la jeune femme, qu’il disait ressembler à « une pomme d’après la Saint-Jean » — le trouvait maintenant tout à fait exquise.

Très finaude, la baronne avait eu vite fait d’apercevoir l’extraordinaire intimité du vieillard et de son palefrenier. Et, en même temps qu’elle comprenait qu’il n’avait plus d’autre volonté que celle de l’homme, elle décidait de se servir de l’homme pour vaincre