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M. d’Erdéval descendit en courant les marches, mais il se heurta à Théodule qui lui dit :

— Pas la peine qu’monsieur l’comte coure après !… y n’restera point… y m’l’a dit t’à l’heure…

— Pourquoi ne veut-il pas rester ?…

Théodule — un grand paysan normand de pure race, pas mal ivrogne, mais extrêmement intelligent et moins poltron moralement que ses compatriotes — répondit, timidement et résolument à la fois, tandis que son œil bleu glissait vers M. Anatole :

— À cause d’lui !…

— Tu n’as pas couru ?… — dit le marquis mécontent, en voyant que son fils revenait — si tu savais ce que ça me contrarie de voir Tirté partir sans même dîner !… Pourquoi ne l’as-tu pas rattrapé, toi qui cours comme un lièvre ?…

— C’était inutile… il ne veut pas rester… il l’a dit à Théodule…

— Pourquoi n’a-t-il pas voulu rester, Théodule ?… — demanda encore le vieillard.

— Ah ! pour c’qu’est d’ça, je n’sais point, monsieur l’marquis !… y m’la point dit… y m’a dit qu’y n’restait point, mais c’est tout !

En face du château, contre un gros arbre, Miche se cachait, regardant l’arrivée des visiteurs. M. d’Erdéval l’aperçut.

— Ma pauv’Miche !… tu attends ton ami Jean ?…

La petite fit signe que oui, mais ne bougea pas.

— Il arrivera demain, Jean !… mais en attendant, tu pourrais bien venir me dire bonjour ?…

Le regard intense de Miche sembla dire :

« Je n’ose pas !… » et elle se plaqua davantage contre son gros arbre.

— Qu’est-ce qu’elle a donc ?… — demanda M. d’Erdéval — elle devient bien timide, il me semble ?…

Le marquis dit avec un peu d’embarras :

— Mais elle n’a rien… qu’est-ce que tu veux qu’elle ait ?…

— Je n’en sais rien, puisque je le demande ?… autrefois elle accourait avec une bonne figure épanouie dès qu’on l’appelait… et aujourd’hui elle se cache derrière un arbre comme une petite sauvage…

M. Anatole intervint :

— Elle est très bien là !… si on la laissait faire elle serait tout le temps à rôder dans le château… elle a besoin d’être tenue !… — déclara-t-il avec autorité.

M. d’Erdéval lui tourna le dos et appela une petite chienne courante, qui le reconnaissait et arrivait au galop dans l’herbage pour le caresser. Mais, tout à coup, la petite bête s’arrêta court au milieu de l’allée, regardant craintivement dans le vestibule où se profilait le ventre en œuf de M. Anatole, et refusa formellement d’avancer.

Cette fois le comte ne demanda pas d’explication. Il comprenait de reste que l’ancien palefrenier répandait autour de lui la terreur.

— Je crois que, comme Miche, Cérès a besoin d’être tenue… et qu’on la tient !… — dit-il narquois, en descendant le perron pour aller caresser la chienne qui, se devinant protégée, se frottait joyeusement contre lui.

On avait monté les valises et les couvertures, et les politesses avec les Cerisy finissaient de s’échanger. Au moment où chacun allait rentrer chez soi s’habiller pour le dîner, le marquis dit à Mlle de Cerisy et à son frère :

— S’il manque quelque chose chez vous… ou si vous désirez n’importe quoi, vous voudrez bien le dire à mon régisseur !…

— Ah ! il paraît que le « piqueur » a vécu !… — pensa M. d’Erdéval.

Le marquis voulait faire goûter les Cerisy, mais ils avaient refusé.

— Tu sais, papa… — dit M. d’Erdéval — moi, je meurs de faim… je vais te demander une galette et une pomme…

— Prends ce que tu voudras !… le goûter est sur la table de la salle à manger…

Le comte entra dans la salle à manger, mais déjà on avait enlevé le goûter pour mettre le couvert. Comme il savait où trouver les choses, il se dirigea vers le buffet, mais au moment où il allait l’ouvrir il fut arrêté par M. Anatole qui étendait le bras devant lui en disant :

— Quand monsieur le comte aura besoin de quelque chose, il me le demandera… Moi, je suis chargé de tout ici…


VI


Ah ! mon pauvre ami !… — dit le lendemain Cerisy à Erdéval — ce que le régisseur de votre père est embêtant, c’est rien de le dire !… ce matin je me suis levé dès l’aube, pour me promener un peu dans ce ravissant pays, que je ne connaissais pas encore et que je verrai mal en chassant…

— Eh bien ?…

— Eh bien, figurez-vous que cet animal ne m’a pas lâché d’un cran !… il m’a emboîté, ah ! mais là, ce qui s’appelle emboîter !… et s’il était silencieux, encore !… ce ne serait rien !… mais c’est un impitoyable bavard

— Je sais !…

— Il n’arrête pas de dire des inepties