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fût. Il mettait tout sous clef, et la cuisine s’en ressentait. La cuisinière qui manquait de sucre, de café, de chocolat, de pâtes, enfin de tout ce qui s’emploie dans la cuisine, ou à laquelle on donnait toutes ces choses au dernier moment, ratait forcément les plats ou était obligée de servir une heure plus tard.

C’est à ce dernier parti que s’arrêtaient les cuisinières ou cuisiniers qui se succédaient assez rapidement à Saint-Blaise, car il était rare que le marquis gardât un domestique quelconque plus d’un an. Il dérangeait continuellement le service pour des choses insignifiantes, et demandait volontiers à l’un ce qui était du ressort de l’autre. Avec ça, exigeant des domestiques des qualités telles que, s’ils les eussent possédées, ils seraient devenus présidents de Républiques — de vraies — ou au moins ambassadeurs.

Mais comme le marquis n’était nullement méchant au fond, qu’il ne surmenait pas ses gens et qu’il les nourrissait à leur faim, il ne restait jamais à court de domestiques. Évidemment, Saint-Blaise n’était pas noté comme maison de tout repos dans les bureaux de placement de Saint-Lô, mais ça n’était pas non plus une « boîte », et pour qui ne redoutait pas une mise à pied un peu brusque, la place était bonne au moins pour un temps.

Mais jamais, au grand jamais, le marquis, même lorsqu’il s’était montré le plus satisfait d’un serviteur quelconque, ne lui avait confié ni la direction, ni surtout les clefs de quoi que ce fût.

Et en voyant l’homme aller et venir dans le vestibule, donnant des ordres, la clef de la cave passée à son petit doigt, le comte pensait à Olivier et à ses prophéties.

Cependant, M. Anatole était revenu sur le perron. Il regarda sortir de la voiture la dernière valise, et s’adressant au cocher avec arrogance.

— Allez aux communs !… vous pouvez mettre vos chevaux dans l’écurie de droite pour les faire souffler… et surtout, faites attention !…

— Attention à quoi ?… — se demanda M. d’Erdéval.

Le cocher Tirté était depuis vingt-deux ans chez Pitoy, autrefois le maître de poste, et aujourd’hui le plus grand loueur de Saint-Lô et de la région. On prenait chez Pitoy des voitures pour suivre les chasses et pour voyager d’un château à l’autre. Il les louait à la course, à la journée, au mois ou à la saison.

Comme ses chevaux étaient tous excellents et quelques-uns très beaux, plusieurs châtelains normands s’en contentaient pour l’été, préférant avoir, durant leur séjour à Paris, un ordinaire d’une compagnie. Parmi les cochers de Pitoy, Tirté était demandé entre tous. Il était toujours alerte et de belle humeur, et menait à fond de train ses clients sans jamais toucher son fouet. Depuis quinze ans, Tirté conduisait régulièrement les Erdéval chaque fois qu’ils se déplaçaient en Normandie. Les enfants l’aimaient bien pour la complaisance qu’il avait de les laisser conduire quand ils étaient tout petits, et M. d’Erdéval le considérait comme un brave homme. Il fut ennuyé de lui entendre parler sur ce ton.

Tirté, lui, ne s’agita pas pour si peu de chose, mais à l’instant où, après lui avoir ordonné de « faire attention », M. Anatole rentrait majestueusement dans le vestibule, il haussa ses solides épaules en murmurant un :

— Eh va donc !… s’pèce d’andouille !… qui ne laissa aucun doute à M. d’Erdéval sur le prestige qu’avait, dans le pays, l’homme de confiance du marquis.

Il rentra, lui aussi, et entendit son père qui demandait :

— Avez-vous dit à Tirté dans quelle chambre il va coucher ?… ou est-ce Théodule qui s’occupe de lui ?…

L’homme répondit, bourru :

— Il n’a pas besoin de coucher… il peut bien s’en retourner à Saint-Lô ce soir !…

— Mais jamais de la vie !… — s’écria le marquis — des chevaux qui ont neuf lieues dans les jambes… en traînant quatre personnes et des bagages… ont besoin de se reposer… Tirté couche toujours quand il vient à Saint-Blaise… n’est-ce pas, Antoine ?….

— Mais oui, papa, toujours !…

L’homme ricanait. Le vieillard dit avec une certaine autorité :

— Faites ce que je vous dis, Anatole !… allez dire à Tirté de ma part que je veux qu’il couche ici… il repartira demain matin quand ses chevaux seront frais !… justement le voilà !… mais pourquoi tourne-t-il ?… il ne sait donc plus où est l’écurie !…

Effectivement, le cocher, qui était allé tourner un peu plus loin, revenait sur ses pas. En passant devant le château, il salua.

— Tirté !… — cria le marquis — où allez vous ?…

Mais l’homme ne parut pas entendre et mit ses chevaux au trot.

— Mais où va-t-il ?… Anatole !… appelez-le !…

Comme M. Anatole ne bougeait pas, le vieillard s’adressa à son fils :

— Antoine !… toi qui es leste !… rattrape-le, je t’en prie !… je serais très contrarié qu’il partît comme ça !…