Page:Gyp - Miche.djvu/28

Cette page a été validée par deux contributeurs.

V

Ah !… — dit M. d’Erdéval qui, à un tournant de la route, venait d’entrevoir le château — papa est sur le perron !…

Il arrivait de Saint-Lô dans une voiture de louage, avec le comte de Cerisy, un de ses amis que le marquis avait invité à faire l’ouverture de la chasse. Mlle de Cerisy, une aimable vieille fille, accompagnait son frère. Elle désirait voir Saint-Blaise qu’on lui avait dépeint comme un des plus jolis châteaux du pays.

M. d’Erdéval venait de Lorraine. Sa femme passait avec ses enfants l’été à la mer. Simone grandissait beaucoup et avait besoin de se fortifier. Olivier et Jean devaient rejoindre leur père à Saint-Blaise le lendemain avec M. Guillemet.

— Nous n’allons pas gêner monsieur votre père, au moins ?… — dit Mlle de Cerisy — j’ai peut-être été indiscrète en demandant à venir aussi ?…

M. d’Erdéval répondit, sincère :

— Oh ! pas du tout !… papa adore recevoir des amis !… personne n’est plus ni mieux hospitalier que lui… Vous lui faites grand plaisir en venant le voir !…

La voiture, une antique calèche doublée de perse à fleurs, dévalait au trot rapide de deux vieux Normands de grande taille, la descente qui aboutit au château.

La large silhouette du marquis se détachait devant la porte d’entrée, au haut du perron moussu. Souriant et cordial, il accueillit ses hôtes.

M. d’Erdéval aida Mlle de Cerisy à descendre de voiture. Puis, allant à son père, il l’embrassa.

— Tu ne reconnais pas Anatole ?… — dit le marquis, en s’effaçant pour démasquer un gros petit homme noir et barbu, au teint allumé, au ventre en œuf posé sur de courtes jambes grêles.

— Anatole ?… — répéta M. d’Erdéval, dont le regard allait de son père à l’individu.

— Tu ne le reconnais pas ?… — reprit le marquis en riant d’un rire un peu embarrassé — c’est qu’il a laissé pousser sa barbe pour pouvoir commander aux autres domestiques.

— Oh !… — fit M. d’Erdéval abasourdi.

En examinant l’homme, il retrouvait le regard remuant, fuyant toujours, jamais posé d’aplomb, et le petit crâne piriforme, entrevus quatre mois auparavant.

— Ah ! enfin !… tu le reconnais !… — fit le marquis satisfait.

— Oui… je le reconnais !… — dit, sans enthousiasme, M. d’Erdéval qui pensait :

— Décidément, il a une tête de bagne !…

Cependant l’homme d’écurie barbu, avait pris des mains de Mlle de Cerisy son petit sac de voyage et, appelant les domestiques faisant descendre les bagages et commandait, l’air terrible :

— Portez ça dans les chambres… allons !… vite !…

Et comme un homme, accouru des communs, s’arrêtait au pied du perron pour en lever ses sabots, le marquis l’interpella :

— Théodule !… faites donc ce que vous dit Monsieur Anatole !…

Monsieur Anatole !… Vraiment, ce « monsieur » allait très mal au palefrenier ! Autrefois, avec sa tête de lad, il s’en fallait qu’il marquât bien, certes… mais enfin, il n’avait pas alors l’abominable aspect d’aujourd’hui. Et le comte, stupéfait, cherchait à s’expliquer cette transformation, ou du moins, cet essai infructueux de transformation.

Durant les quatre mois qui venaient de s’écouler, son père avait souvent parlé de l’homme dans ses lettres. Il racontait qu’Anatole lui rendait d’immenses services. Il bénissait le ciel et l’école de dressage de le lui avoir donné. Mais, si souvent le marquis louangeait éperdument des gens que, peu après, il traitait de la pire façon, qu’on n’avait pas attaché à cet engouement nouveau une très grande importance. Tourmentés un instant à Auteuil des allures étranges de leur père et du palefrenier, les Erdéval s’étaient dit, qu’après tout, ce caprice prendrait fin comme les autres, un peu plus tard peut-être, parce qu’il avait été plus violent.

Seul, Olivier reparlait continuellement de ce qu’il appelait l’aventure de Paladin. Plus observateur que les autres, il s’étonnait, non pas de la fantaisie de son grand-père, qu’il connaissait pour l’être le plus changeant qui fût, mais de « l’espèce » de l’individu qui avait provoqué cette fantaisie. Car enfin, l’homme d’écurie était, en plein, ce que le vieux marquis appelait, avec un si immense mépris, « un mercenaire ». Alors quoi ?..

À plusieurs reprises, lorsque arrivaient les lettres de Saint-Blaise, qui racontaient les talents et les capacités d’Anatole, Olivier avait attiré, sur cette faveur persistante, l’attention de ses parents.

— Grand-père écrit qu’Anatole s’occupe de tout… qu’il fait les comptes… surveille la vente des foins et des bestiaux et a la clef des provisions… la clef des provisions !… zuze un peu, papa ?… grand-père est envoûté, c’est sûr !…

C’est que le vieux marquis était le monsieur le plus extraordinairement méfiant qui