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n’aurait pas dû entrer comme ça dans le salon…

— Ça n’a pas d’importance !… — répondit M. d’Erdéval — mais s’il ne connaît pas mieux les harnais que les brides, tu feras bien de vérifier ton attelage la première fois que tu sortiras…

— Comment veux-tu qu’il ne connaisse pas des harnais ?… — dit le marquis indigné — puisqu’il était piqueur à l’école de dressage de Saint-Lô…

— Ah ! il était piqueur !… je ne savais pas !… — fit le comte qui se rappelait toutes les lettres où son père parlait du « petit homme d’écurie », mais qui n’était pas autrement surpris de l’avancement rapide que le vieillard lui octroyait, pour les besoins de la cause.

— Oui… un excellent piqueur… dont M. Duret veut bien se séparer pour moi…

M. Duret ?…

— Le Directeur de l’école… Comme il sait que j’ai depuis longtemps besoin d’avoir un homme pour l’élevage et le dressage, il consent à m’abandonner celui-là, malgré les immenses service qu’il rend à l’école…

Les enfants se regardaient stupéfaits et Jean, s’adressant à M. Guillemet, formula ainsi à demi-voix la pensée de tous :

— Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que je crois que grand-père croit que nous le croyons !…

Et Olivier, qui avait volontiers la plaisanterie grasse, conclut :

— Ici, ce n’est pas comme à l’école de dressage, il rend plus de vermouth que de services !…

Mais le marquis, absorbé par son idée fixe, n’entendit pas.

Le lendemain, il y eut un gros incident.

Le jardinier était venu mettre dans les corbeilles de la cour des pensées et des pétunias, toutes fleurs qui se cassent comme du verre.

À trois heures Anatole — devenu piqueur depuis la veille — sortit Paladin de l’écurie pour lui faire faire sa promenade habituelle. Le pauvre animal, la tête basse et l’air résigné, se laissa monter par le « piqueur ».

Mais pendant que le petit domestique ouvrait la grille, Anatole aperçut à une fenêtre trois des enfants qui le regardaient partir. Alors il voulut les éblouir de ses talents équestres — sur lesquels ils étaient fixés dès le premier jour — et il se mit à tirer de toutes ses forces sur la bouche de Paladin, tandis que, de ses courtes jambes, il lui serrait tant qu’il pouvait les flancs.

Abruti, le cheval recula éperdument et entra dans une des corbeilles. Mais le « piqueur » n’était pas pour se préoccuper de tels riens. Fouillant l’air de sa majestueuse cravache, il cingla cinq ou six fois de suite le cheval qui piétinait sur place, et dont la seule défense était de labourer la corbeille et de hacher les fleurs.

La comtesse — debout sur le perron — attendait pour sortir que le dégât fût terminé. Outrée de tant de malfaisante ineptie, elle dit à Mme Devilliers :

— Si je ne suis pas là quand l’homme de M. le marquis rentrera, voudrez-vous lui dire que je trouve inutile qu’il démolisse des corbeilles qu’on vient d’arranger… s’il n’est pas capable de tenir son cheval, qu’il le fasse tenir par Victor tant qu’il sera dans la cour… Enfin, qu’il fasse comme bon lui semblera, mais je ne veux pas que pareille chose se renouvelle… D’ailleurs, comme il l’a fait exprès, il lui sera facile de ne pas recommencer.

Quand « le piqueur » rentra de sa courte promenade, Mme Devilliers lui fit la commission. Elle avait le ton naturellement cassant et, de plus, elle était horripilée de l’attitude et du sans-gêne de l’homme, qui depuis un mois n’avait fait qu’embêter tout le monde aux heures où il n’était pas à se promener.

Mme la comtesse tient beaucoup à ses fleurs… vous avez fait exprès de les piétiner… Tâchez de ne plus recommencer !…

Comme elle avait l’habitude de diriger la maison et de faire d’elle-même les observations et les réprimandes nécessaires, elle ne parla pas au nom de Mme d’Erdéval, mais au sien propre comme toujours. Et l’homme lui répondit avec une si extraordinaire insolence, qu’elle s’en fut immédiatement se plaindre au vieux marquis.

M. d’Erdéval — qui ne se doutait de rien, — fut stupéfait d’apprendre le lendemain qu’Anatole et Paladin étaient partis le matin pour Saint-Blaise. Son père fut d’ailleurs charmant dans l’explication qu’ils eurent à ce sujet.

Mme Devilliers a dit à Anatole qu’il avait fait exprès de piétiner des fleurs auxquelles tenait Marguerite… naturellement ça lui a fait une peine affreuse… mais comme il a été très malhonnête, il est dans son tort… je l’ai expédié à Saint-Blaise… C’est tant pis pour lui !…

— Je suis vraiment désolé, papa !… — balbutia le comte, qui intérieurement faisait :

— Ouf !…

Toute la maison aussi fit « ouf ! » surtout la pauvre Mme Devilliers, qui avait eu du palefrenier les embêtements les plus directs et qui ne prévoyait pas les orages qu’elle venait d’amonceler sur sa tête.