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— Il m’a dit : « Je ne dis pas que je n’avais pas un coup de trop ! et il a avoué avoir oublié l’heure du train pour revenir… Mais il y avait si longtemps qu’il n’avait vu son oncle !… et puis, je n’en trouverais pas un parfait !… en Normandie, ils boivent tous !… et, au moins, ça n’était jamais arrivé à celui-là !… justement je te le disais hier, Antoine !… j’avais le pressentiment de cette tuile !…

On était au dessert. Sous des prétextes divers les enfants filèrent vers la porte, et comme on les entendait rire sur le perron, Mme d’Erdéval, que le rire gagnait, se leva en disant :

— Ils font un vacarme !… je vais les faire taire… on ne s’entend pas !…

Le marquis protesta :

— Mais pas du tout !… ils sont gais !… laissez-les donc !… ça me fait plaisir !… Hier soir, par exemple, je n’avais pas envie de rire… cet animal m’a fait une peur… Je le voyais écrasé, figurez-vous !… au fond de la Seine, c’était atroce !…

M. d’Erdéval ne comprit pas comment le palefrenier aurait été « écrasé » au fond de la Seine, mais il garda pour lui ses réflexions. Il trouvait que c’était vraiment beaucoup parler d’Anatole ! Il se sentait crispé, la patience à bout…

— Si seulement on vendait ce sacré cheval !… pensait-il horripilé — je ne suppose pas que papa garderait son homme d’écurie ici uniquement pour lui faire la conversation… ou pour lui faire lire ses lettres et ses journaux…

Car, à la profonde stupéfaction de toute la maison, le vieux marquis, si plein de morgue, causait familièrement avec son palefrenier, lui offrait les journaux, et l’accablait de prévenances de toutes sortes.

L’homme, de son côté, modifiait sa tenue depuis que son maître, qui le trimbalait avec lui dans Paris, lui avait acheté un trousseau. On ne l’apercevait plus, sur la porte de l’écurie ou dans la cour, sa fourche la main, débraillé, le pantalon au bas des reins, la chemise ouverte sur sa poitrine noire et velue, qui avait l’air d’un vieux matelas d’où le crin sort. Et son effronterie augmentait chaque jour.

Entre temps, Mme d’Erdéval avait acheté le cheval que lui donnait son beau-père pour remplacer Paladin. Depuis une semaine, elle montait chaque matin sa nouvelle jument qui était encore chez Hawes. Le groom la lui amenait toute bridée. Avant, elle avait monté Paladin avec la bride habituelle du cheval, parce que le palefrenier avait dit qu’il ne fallait pas « le changer ».

Comme la jument devait venir prochainement habiter l’curie, Mme d’Erdéval donna l’ordre de déballer ses brides qui étaient dans une caisse depuis qu’elle avait cessé de monter.

Et, ce jour-l, comme les Erdéval venaient de sortir de table, l’homme d’écurie entra, dans le salon où tout le monde était réuni. Il tenait un filet à anneaux qu’il regardait d’un air ahuri.

— Moi, je viens dire à madame la comtesse.. déclara-t-il avec autorité — qu’elle ne peut pas se servir d’une bride comme ça…

— Comment, une bride comme ça ?… qu’est-ce qu’il a, ce filet ?…

— Il n’a pas de boucles !… il faut des boucles !…

— Où ça, des boucles ? — demanda Mme d’Erdval qui ne comprenait pas, n’ayant jamais eu que des brides cousues — je ne sais pas ce que vous voulez dire ?…

Le palefrenier eut un geste de bienveillante pitié.

— Toutes les brides doivent avoir des boucles… ici… et là… pour qu’on puisse les astiquer… Moi, je dis que pour qu’une bride soit bonne, il faut que…

— Je ne sais pas ce qu’il faut pour qu’une bride soit bonne… dit Mme d’Erdéval agacée — mais depuis trente ans que je monte à cheval, je ne me suis jamais servie que de brides comme celle-là…

— Moi, je dis qu’on doit avoir des boucles. il faut pouvoir démonter la bride pour l’ajuster…

— Au manège, peut-être !… mais autrement, chaque cheval a la bride qui lui convient…

— Moi je dis que je n’ai jamais vu de brides comme ça !…

Le marquis faisait son palefrenier des signes désespérés. Si peu expert qu’il fût en matière de chevaux, il comprenait vaguement qu’il tait fâcheux pour un homme de cheval — qui disait avoir été dans de grandes maisons — d’apercevoir une bride propre pour la première fois de sa vie. Anatole était inintelligent, mais rusé et finaud. Il flaira la grande gaffe et voulut se rattraper.

— Moi, je ne dis pas que la bride ne soit pas très légère et très jolie… expliqua-t-il d’un ton plus doux — mais moi je dis que ça ne convient pas pour le petit jeune homme qui n’est pas assez au courant… pour frotter le mors, il ne saura pas s’y prendre… et moi je dis que…

— C’est bon !… — fit la comtesse énervée — je m’arrangerai avec Victor…

— Anatole n’est pas encore très stylé !… — dit le marquis avec embarras quand son palefrenier se fut enfin décidé à sortir — il