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Les garçons dégringolaient du second l’un après l’autre, demandant :

— Qu’est-ce qu’il y a ?…

— Pourquoi papa s’est-il relevé ?…

— Votre grand-père veut que j’aille la Morgue… répondit M. d’Erdéval en passant mélancoliquement son pantalon voir si son homme d’écurie n’y est pas ?…

— Mais c’est fou !… — dit Jean — jamais il ne s’est inquiété comme ça de personne !… pas même de moi au temps où j’étais son favori. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire à grand-père, cette gouape-là…

— Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien !… Va te recoucher !…

— Et toi !…

— Moi, je voudrais bien pouvoir en faire autant !…

Vers une heure, un pas pesant retentit dans l’escalier. M. et Mme d’Erdéval, rentrés chacun chez eux, sortirent en même temps de leurs chambres. Le « petit homme d’écurie » montait péniblement l’escalier. À deux ou trois reprises, il s’arrêta hoquetant.

La comtesse demanda tout bas à son mari :

— Qu’est-ce qu’il a donc ?…

— Il a qu’il est soûl comme une bourrique, pardi !…

Le palefrenier n’entendit rien. Il continuait son intermittente ascension. Enfin, il ouvrit la porte de l’antichambre du deuxième étage, ne la referma pas, et entra chez son maître sans frapper. Le marquis cria d’une voix émue :

— C’est vous, Anatole ?… Ah ! mon Dieu ! quel bonheur !…

— C’est vraiment grotesque !… — dit M. d’Erdéval très agacé d’entendre rire, l’étage au-dessus, les enfants ou les domestiques — Jean avait raison de s’inquiéter tout l’heure !… et je me demande, comme lui, ce qu’a pu faire cette gouape pour mettre papa dans un pareil état ?…

Le lendemain matin, le comte qui se levait de très bonne heure, sortit de chez lui avant que les domestiques ne fussent descendus. Et il s’arrêta stupéfait de ce qu’il apercevait. Du haut en bas de l’escalier, l’ivrogne avait marqué son passage. Les hoquets entendus dans la nuit s’expliquaient de reste. Une odeur infecte flottait.

— Tandis qu’il regardait, écœuré et stupéfait, Jean descendait du second pour aller travailler son bachot dans le jardin, ainsi qu’il avait coutume de faire depuis le beau temps. Lui aussi, aperçu le désastre du tapis, mais il prit gaiement la chose :

— Ah !… — fit-il en s’asseyant sur une marche, sa pile de livres dans ses bras, pour rire plus à l’aise — nous pouvons chasser le renard sans aller à Pau !

— Ça te fait rire ? dit M. d’Erdéval exaspéré — moi, je ne trouve pas ça drôle !… et si ta maman qui ne peut pas voir ce… ce genre de choses sans être malade elle-même… sortait de sa chambre avant que tout ne soit nettoyé, ce serait très ennuyeux…

— Si nous l’enfermions ?… — proposa Jean, qui s’approcha de la porte pour tourner la clef dans la serrure.

— Au lieu de faire des bêtises, va réveiller quelqu’un !…

— Qui ça ?… Grand-père ?…

— Tu es insupportable ! dit le comte qui ne pouvait pas s’empêcher de rire.

— Tu ne veux pas que j’éveille grand-père ?… ça serait pourtant un joli bouquet lui offrir à son réveil…

— Allons !… va chercher Jules… et puis, à aucun moment, ne parle de cette histoire à ton grand-père, tu m’entends !…

C’est dommage !… en voyant tout ce qu’a… restitué l’homme « qui n’a jamais bu de sa vie », il saurait qu’il a près de lui, non seulement un savant cocher, mais encore un phénomène…

Jules trouva que l’escalier avait beaucoup de marches et que l’estomac du palefrenier était vaste. Et, tout en nettoyant, il disait doucement :

— Oh ! le cochon !… ça peut arriver à tout le monde de boire un coup… mais on ne vient pas faire des saletés chez les maîtres…

À sept heures, Paladin, qui n’avait encore vu personne, hennissait lamentablement. Mais, cette fois, Jules empêcha le petit domestique d’aller soigner le cheval.

— Laisse-le crier !… pour une fois y n’en mourra pas et si M. l’marquis pouvait l’entendre, ça serait heureux !… les choses de l’escalier fallait pas qu’y les voie… pac’ que ça lui aurait fait de la peine. mais ça, ça l’y apprendrait quel propre à rien c’est qu’il emmène !…

Jules, qui avait été au service du vieux marquis avant d’entrer chez son fils, aimait beaucoup son ancien maître, et se désolait fort de le voir ainsi « enrossé ».

Mais le vieillard, occupé chez lui, n’entendit pas Paladin réclamer sa nourriture. Vers huit heures, le palefrenier vint dans la cuisine pour y prendre son premier déjeuner. Entre les épais pochons de ses yeux et petit crâne pointu, le regard remuait, rapide et furtif comme de coutume. Sa jactance était la même. Et les domestiques pensèrent :

— Monsieur l’marquis… qui n’est pourtant pas commode… y a donc pas fichu son poil ?…

Les Erdéval apprirent en déjeunant par leur père, — sans lui avoir rien demandé d’ailleurs — qu’Anatole avait reconnu être dans son tort la veille :