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ne lui apportait pas assez vite, et que M Devilliers baissait le nez sur son assiette en rougissant, les joues gonflées, faisant un effort pour ne pas éclater de rire tout haut.

Pourtant le marquis se préoccupait toujours :

— Pourvu qu’il ne rencontre pas d’anciennes connaissances ?… il n’a jamais bu de sa vie !…

— S’il n’a jamais bu de sa vie… — dit le comte doucement — pourquoi commencerait-il aujourd’hui ?… Ce ne serait sans doute pas la première fois qu’il rencontrerait d’anciennes connaissances ?…

À dix heures, le palefrenier n’était naturellement pas rentré, et le marquis d’Erdéval donnait les signes d’une vive inquiétude.

— Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose, car il est l’exactitude même !… – disait-il à son fils et à ses petits-enfants.

Eux souriaient. Ils la connaissaient, l’exactitude de l’homme qui était, ou pas encore levé, ou déjà sorti à l’heure où il eût du être là pour soigner son cheval.

Mais, au fond, l’inquiétude du vieillard les préoccupait un peu. Il était, certes, d’une nature plutôt agitée, mais quand même admirablement équilibrée jusque-là.

« Le papa Erdéval » — comme disait le docteur Bouvier — avait, à soixante-cinq ans, une santé de fer et une volonté itou. Et son esprit restait aussi vif, aussi jeune, aussi primesautier qu’autrefois. Jamais, jusqu’ici, rien n’avait révélé un affaiblissement quelconque.

Son engouement rapide et inexplicable pour un individu ignorant de son métier, parlailleur inintelligent, et qui faisait l’effet de devoir être un mauvais drôle, stupéfiait absolument son fils. Les enfants et le précepteur s’étonnaient aussi de la chose, tandis que le marquis, ne tenant plus en place, leur disait bonsoir et remontait chez lui.

Mme d’Erdéval, seule, ne trouvait rien de surprenant à cet émoi. Très calme, ne s’inquiétant que des accidents précis, elle avait toujours considéré son beau-père — qu’elle aimait beaucoup d’ailleurs — comme un agité. Et quand Olivier et Jean s’en vinrent — après avoir fait un tour dans le jardin avec M. Guillemet — lui raconter que grand-père guettait à sa fenêtre le retour d’Anatole, elle les invita à aller se coucher et à ne pas s’occuper de ce que faisait ou ne faisait pas leur grand-père.

Mais au bout d’une heure environ, elle entendit frapper à la porte de la chambre de son mari, située en face de la sienne sur le palier de l’escalier.

— Antoine !… — disait le vieux marquis — es-tu couché ?…

Elle ouvrit sa porte. Pâle, le visage bouleversé, un bougeoir à la main, le vieillard attendait que son fils lui répondît :

— Il n’entend pas !… il dort !… — dit la comtesse. Et elle entra, suivie de son beau-père qui répétait, essoufflé par l’émotion :

— Il lui est arrivé quelque chose, bien sûr !…

— Quoi ?… qu’est-ce qu’il y a ?… — demanda M. d’Erdéval, réveillé en sursaut.

Et comme son père continuait de crier cette plainte monotone : « Il lui est arrivé malheur !… » il s’assit sur son lit et demanda effaré :

— Malheur ?… à qui ?…

— À Anatole !…

— Ah !… — fit le comte rassuré – tu m’as fait peur ?…

— Pour qu’il ne soit pas rentré à onze heures et demie, après m’avoir promis d’être là pour neuf heures… — reprit le vieux marquis sur le même ton désolé — il faut qu’il ait été écrasé !…

— Pourquoi faut-il qu’il ait été écrasé ?

— Parce que jamais il ne serait ainsi en retard sans qu’il ne lui soit arrivé un accident, sachant dans quel état ça me met…

— Mais, papa, comment veux-tu qu’il le sache ?… — dit M. d’Erdéval énervé — c’est tellement extraordinaire !…

— Tu ne sais pas ?… si je n’avais pas peur de t’agacer ?…

— Si tu n’avais pas peur de m’agacer… qu’est-ce que tu ferais ?…

— Eh bien, je te demanderais d’aller… mais tu vas te moquer de moi ?…

— D’aller où ?…

— À la Morgue…

— À la Morgue ?… — répéta le comte littéralement abruti – tu veux que j’aille à la Morgue ?…

— Oui… je t’en prie ?…

M. d’Erdéval repoussa ses draps, et tomba dans ses pantoufles avec un peu d’humeur.

— Je parie que ça t’agace ?… que tu trouves ça ridicule ?…

— Dame !…

— Eh bien, attends encore un instant !… Si dans une demi-heure il n’est pas revenu, tu partiras…

Et, tout tremblant, le vieillard remonta à son poste d’observation, tandis que Mme d’Erdéval disait à son mari :

— Je pense que vous n’avez pas, sérieusement, l’idée d’aller à la Morgue ?…

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?…

— Je ne sais pas, moi !… vous irez vous promener sur le boulevard Suchet.. ou au Bois… ou n’importe où !…