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était bien décidée à ne pas garder Paladin, mais elle préférait se débarrasser de l’homme d’abord, elle renverrait ensuite le cheval par le petit domestique qui le soignait.

À sa quatrième sortie, au pas, sur un boulevard uni comme un billard, le cheval, qui, depuis le Bois, chassait le même caillou devant lui, finit par buter et toucha terre. Elle eut une « souleur » de l’avoir couronné. Et en rentrant elle écrivit à son beau-père qu’elle ne se sentait pas capable de le tenir, que, d’autre part on ne vendrait pas facilement un Normand de trois ans, et qu’elle lui demandait la permission de renvoyer Paladin Saint-Blaise.

Le marquis répondit de ne pas le renvoyer… Il allait arriver dans une semaine et s’occuperait de vendre le cheval avec son « petit homme d’écurie », qu’il ramenait puisqu’on avait une chambre où le loger. Anatole lui serait une grande aide, étant très débrouillard et ayant été longtemps à Paris. L’homme avait paru aux Erdéval être, au contraire d’un débrouillard, un faiseur d’embarras et un empoté. Mais du moment où il convenait à leur père, il fallait ne rien dire et le laisser revenir.

Il revint, le « petit homme d’écurie », accompagnant son maître, auquel il semblait devenu indispensable. Il n’était plus question de le renvoyer à Saint-Lô, mais bien de lui acheter des livrées et tout ce qui s’ensuit. Le vieux marquis se promena dans Paris avec son palefrenier, qui allait passer au rang de cocher et qui, toujours plus ou moins entre deux vermouths, oscillait ses côtés, raide et abandonné à la fois.

C’est épatant !… — disait Jean — grand-père qui a la monomanie des ivrognes, qui en voit même partout où il n’y en a pas… n’a pas l’air de se douter que son futur cocher ne dessoûle pas…

Et tous les Erdéval s’étonnaient, non seulement de l’aveuglement du marquis, mais surtout de la familiarité très étrange qui s’était, en moins de quinze jours, établie entre l’homme et lui.

Il le faisait venir dans sa chambre, lui lisait des lettres, le consultait au sujet des arrangements et des travaux de Saint-Blaise, et paraissait ne plus pouvoir se passer de lui.

Et l’homme — conscient de son pouvoir — d’insupportable qu’il avait été durant son premier séjour à Auteuil, devenait formellement odieux. Agressif avec les domestiques, il ne leur donnait plus des conseils mais des ordres, les menaçant à tout bout de champ de prévenir monsieur le marquis — car il disait « monsieur le marquis » à présent.

Mais si, dans certaines circonstances, il se sentait appuyé et servi par la présence de son maître, il en était d’autres où cette présence le gênait terriblement.

Lorsque, un mois plus tôt, il avait amené le cheval, il sortait dès qu’il avait fini de dîner, pour rentrer entre onze heures et minuit, Mme Devilliers, chargée de surveiller la maison, lui avait dit que, d’habitude, les domestiques ne sortaient pas le soir et, dans tous les cas, jamais sans en demander la permission. Et, le voyant ricaner, elle avait ajouté :

— Comme vous êtes au service de M. le marquis d’Erdéval, vous sortirez quand bon vous semblera, mais vous rentrerez à dix heures et demie… parce que c’est à cette heure-là qu’on ferme la porte, et que les domestiques montent se coucher quand ils ont fini leur service…

Le lendemain, le palefrenier n’était pas rentré du tout, et partir de ce jour il avait très souvent découché.

Mais avec le vieux marquis, il n’était plus possible de mener cette douce vie ! C’en était fait des sorties en bombe et des joyeuses bordes du premier séjour. À dix heures ou dix heures et demie, il fallait être chez M. le marquis, lire avec lui des lettres venues de Saint-Blaise, et causer de la vente de Paladin qui semblait devenir très problématique.

Le « petit homme d’écurie » bouillait. Les prétendues courses chez les marchands de chevaux devenaient insuffisantes. Ça ne pouvait plus durer !

Un soir, en s’asseyant à table, le marquis dit à sa belle-fille :

— Anatole a un oncle à Vincennes… il m’a demandé la permission d’aller dîner avec lui. Je pense que ça ne vous contrarie pas ? … Victor lui a promis de s’occuper de Paladin… il sera rentré à neuf heures et demie… Comme jamais il n’est sorti, je n’ai pas voulu lui refuser la permission d’aller voir son oncle qu’il aime beaucoup et n’a pas vu depuis longtemps.

Les enfants se roulaient et louchaient sur Jules — le valet de chambre de la maison — pour voir la tête qu’il faisait en entendant raconter que le palefrenier « n’était jamais sorti ».

Malgré ça, je suis tourmenté de le savoir dehors… — continua le marquis suivant son idée fixe — si, par hasard, il rencontrait d’anciens camarades… il en a, parce qu’il a très longtemps chez le comte du Vallon… et qu’on le fît boire, ce serait désolant !… Je ne l’ai jamais vu… je ne dirai pas gris… mais simplement influencé…

Une sorte de glouglou, assez semblable au bruit que fait une bouteille qui se vide, sortit du gosier de Jacques, le plus jeune des garçons, tandis que le domestique se précipitait vers la porte pour chercher un plat qu’on