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— Je ne sais pas trop !… il est maigre comme un coucou et guère plus grand que vous !…

Le domestique avait ouvert la grille, et maintenant l’homme et le cheval caracolaient dans le boulevard Suchet. Caracolaient, c’est une façon de dire, car ni à-coups, ni brutalités d’aucune sorte, ne parvenaient à faire sortir la pauvre bête de sa morne résignation.

M. et Mme d’Erdéval étaient, dans toute l’acception du terme, des « gens de cheval ». Tous deux montaient à merveille et connaissaient à fond les choses du métier.

Les enfants — qui n’avaient monté encore qu’au manège, les Erdéval n’étant pas assez riches pour que chacun eût un cheval — en savaient assez, néanmoins, pour s’apercevoir que l’homme envoyé par leur grand-père n’était pas fort.

Désespérant de faire pointer ou danser le cheval, le palefrenier avait pris le parti de disparaître en tournant dans une autre avenue. Jean déclara :

— Il monte comme un singe !…

En même temps que son père affirmait :

— Il monte comme un pied !…

Au bout de quelques jours toute la maison s’aperçut que le palefrenier était insupportable. Comme l’avait annoncé le marquis, il ne faisait pas de bruit. Mais il sortait toute la journée, à pied ou à cheval — car il n’avait pas encore autorisé la comtesse à monter Paladin qui n’était pas « assez mis » — se grisait dehors, et rentrait raide comme la justice. Il se levait à neuf heures, commandait à tous les domestiques, et avait par-dessus tout le besoin de critiquer tout et tous. À chacun, il apprenait son service, démontrait qu’il faisait mal tout ce qu’il faisait, et donnait des conseils généralement idiots. Et il avait l’habitude de dire à tout bout de champ : « Moi, je fais !… Moi, je prends !… Moi, je dis ! » Cela devenait vraiment odieux, et Mme Devilliers, qui depuis dix ans dirigeait la maison, répétait sans cesse :

— J’admire le caractère des domestiques !… je n’aurais pas la patience de supporter les observations continuelles de cet individu !… Mais eux, à cause de M. le marquis, ils acceptent toutes les leçons qu’il lui plaît de leur donner.

Le marquais avait écrit à son fils plusieurs fois en lui demandant s’il était satisfait du « petit homme d’écurie ». Au début, M. d’Erdéval, qui ignorait les tracasseries sans nombre que subbisaient ses domestiques, avait répondu avec sincérité qu’il était satisfait.

Si le palefrenier eût dû rester à Saint-Blaise, il aurait prévenu son père qu’il ne savait rien en fait de chevaux. Mais comme il devait s’en retourner à Saint-Lô, et que l’ignorance de son métier était le seul reproche que M. d’Erdéval crût alors avoir à lui faire, il jugeait inutile d’avertir le marquis que son choix était une erreur.

Un ami des Erdéval, en venant un matin déjeuner chez eux, avait rencontré le palefrenier montant Paladin et, à sa façon de monter, raccroché des jambes et-pendu à la bouche, il avait deviné un lad de courses au trot.

— Parbleu !… — dit M. d’Erdéval — c’est évident !.. comment n’ai-je pas pensé à ça ! il arrive du pays des courses au trot… il pèse un tout petit poids… il n’a jamais dû faire autre chose que trotter des chevaux en vue des courses, ou même peut-être aux courses…

Deux jours plus tard, l’homme ayant secoué très malhonnêtement le menuisier de la maison, qui venait arranger des planches dans la sellerie, l’ouvrier s’en fut se plaindre à Mme Devilliers, la priant de faire sortir de la pièce le palefrenier si elle voulait qu’il terminât son travail.

Peu habituée aux incidents de ce genre, la bonne Mme Devilliers alla chercher le comte, qui refusa d’intervenir, voulant éviter toute difficulté avec un domestique au service — même momentanément — de son père. Il fit dire au menuisier de revenir deux jours plus tard. Puis, comme il en avait assez de l’homme, il descendit lui annoncer que Mme la comtesse allait monter Paladin, et qu’il pouvait s’en retourner à Saint-Blaise. Le palefrenier ne parut pas goûter fort l’idée du départ. Il expliqua que le cheval n’était pas assez « prêt ». Il répéta cent fois : « Moi, quand je vois une bicyclette, je sais le tenir !… Moi, quand je pense qu’il va avoir peur, je sais ce qu’il faut faire !… Moi, je… Moi, je… Moi, je… » Mais le comte, nullement impressionné, lui tourna le dos.

Le lendemain, en apercevant Mme d’Erdéval sur Paladin, en voyant surtout l’allure. du groom — un piqueur de Hawes — qui la suivait, son mari ne montant plus depuis un accident de chasse qui lui avait brisé le genou, le palefrenier parut mal à l’aise. Il commençait à comprendre que ces gens-là savaient ce que c’était que des chevaux, et qu’ils n’avaient probablement pas été dupes de ses faux talents. Mais son aplomb bœuf lui permit — si gêné qu’il fût de faire bonne contenance, et d’adresser encore au départ quelques conseils à la comtesse, sur la façon dont elle devrait monter Paladin.

Dès que sa première promenade, Mme d’Erdéval s’était aperçue que le cheval la portait difficilement. Il soufflait au bout de deux kilomètres de trot, et galopait en s’enchevêtrant les jambes. Quand le palefrenier partir, elle