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— Ça te ferait donc plaisir, mon p’tit Miche que j’aille dîner au Mesnil ?…

— Oh ! non ! protesta l’enfant sincère — oh ! mais non !… au contraire !…

— Eh bien, alors, pourquoi veux-tu me faire prendre ton pauvre argent ?..

— Pac’que ça vous fait plaisir à vous !… c’est tout c’qu’y faut !…

Et résolument, elle conclut :

— Y a qu’vous qui compte !…


IV


Au printemps, le marquis d’Erdéval envoya à son fils un cheval à la Saint-Blaise et qu’il lui offrait pour faire monter sa femme au Bois.

« Si Paladin te convient pour Marguerite », — écrivait le marquis — je suis très content de le lui donner. Sinon, comme il est joli, tu le vendras facilement et tu lui achèteras un autre cheval. Je te l’envoie par un palefrenier que j’ai pris pour quelques jours à l’école de dressage de Saint-Lô, afin de remplacer Théodule qui était malade et de remettre un peu d’ordre dans le désordre que tu connais. Je n’ai plus besoin de lui, garde-le tant qu’il te sera utile pour mettre ton petit domestique au courant des habitudes de Paladin. Je ne pense pas qu’il fasse de bruit chez toi, car depuis quinze jours qu’il est ici on ne l’a pas encore entendu. Ça me change des horribles ivrognes de Saint-Blaise. N’aie surtout pas l’idée de lui payer le temps qu’il passera chez toi ! Tu me contrarierais énormément. Je l’ai pris à mon service pour un mois. Qu’il conduise un cheval à Auteuil ou fasse autre chose ici, ça revient au même. Quand tu en auras assez, tu me l’expédieras et il rentrera à Saint-Lô en passant par Saint-Blaise. »

Le palefrenier qui amenait Paladin était un petit homme étroit d’épaules et grêle de jambes. Il avait des oreilles extraordinaires, le crâne pointu et l’œil sournois.

Au déjeuner, M. d’Erdéval qui dès le matin lui avait parlé — raconta que c’était un hâbleur, méridional sans doute, et très infatué de ses talents. Il prétendait que Paladin était très doux, mais extrêmement difficile, et demandait à le promener pendant quelques jours pour le calmer avant de le faire essayer à madame. Il ne croyait pas, d’ailleurs, qu’elle pût le monter jamais, et avait prévenu M. d’Erdéval qu’il avait tort d’envoyer le cheval.

— Il a dit M. d’Erdéval tout court ?… — demanda Olivier en riant.

— Mais oui ! tu ne penses pas que, pour quelques jours qu’il passait à Saint-Blaise, on aurait été prendre la peine de le styler ?…

— C’est vrai !… il ne doit pas rester… mais c’est égal !… je ne vois pas bien grand-père appelé « monsieur d’Erdéval » sans marquis !… ça doit lui faire faire un rude nez !…

Des quatre enfants, c’était Olivier qui, au fond, aimait le plus le vieux marquis. Mais c’était aussi celui dont l’esprit narquoisement observateur, apercevait le mieux le petit ridicule du grand-père.

— Comment est Paladin ?… — demanda Jean qui, sorti de bonne heure et rentré juste pour se mettre table, n’avait pas encore vu le cheval.

— Il est vraiment très joli !… — dit le comte mais il ne me paraît pas aussi vert que veut bien le dire l’homme… Il marche sous lui… la tête basse… la queue aussi… enfin, nous le verrons quand il sortira… À deux heures, on ira le promener.

À deux heures, les enfants étaient dans la cour et aux fenêtres de la petite maison d’Auteuil, tandis que, descendus sur le perron, le comte et la comtesse d’Erdéval attendaient pour assister au départ.

Le palefrenier sortit de l’écurie, traînant derrière lui Paladin sellé et bridé. Le cheval — un très grand normand bai clair, élégant de lignes, fin de jambes, avec une tête assez jolie — couchait les oreilles et semblait avoir envie de se coucher, lui aussi, plutôt que de faire une promenade. L’homme, botté et éperonné avec une certaine recherche, et tenant à la main une cravache de deux mètres, monta sur la bête qui sembla fléchir sous le poids de son maigre corps. D’un brutal à-coup sur la bouche, il tourna le nez de Paladin du côté de la grille, tandis qu’il le serrait entre ses petites jambes, recroquevillées le long des flancs. Le cheval ne broncha pas. Ses oreilles se couchèrent au point de disparaître, mais il resta à la même place, immobile et indifférent.

— Il a l’air en bois !.. cria Simone, dont la frimousse apparaissait à une fenêtre de Mme Devilliers.

— Si ce cheval-là est vert, je veux être pendu !… — dit M. d’Erdéval — il a l’air d’une vache ou d’une marmotte !… d’ailleurs, un Normand qui n’a pas cinq ans au moins, et beaucoup d’avoine, est sans force et celui-là, qui a trois ans, n’a mangé que du foin jusqu’ici.

La comtesse répondit :

— Pourvu qu’il ait la force de me porter, c’est tout ce qu’on lui demande !…

— Oui !… mais c’est pas sûr qu’il l’ait !

— Allons donc ! je pèse cinquante-trois kilos… l’homme pèse plus que ça ?…