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Souvent Jean s’était demandé quel âge pouvait bien avoir la baronne.

Elle était mariée depuis deux ans ou deux ans et demi. Elle avait dû se marier entre dix-huit et vingt ans. Elle avait donc — d’après ses calculs — environ vingt-deux ans.

Et on l’eût bien surpris, certes, en lui apprenant que la petite femme qui disait des niaiseries et persistait faire l’enfant, s’était mariée à trente-quatre ans et en avait près de trente-sept.

Un jour que Mme d’Erdéval avait mis des doutes sur la jeunesse de la baronne, Jean l’avait regardée avec indignation. Et il s’était presque disputé avec son grand-père, qui affirmait que la petite voisine ressemblait une pomme d’après la Saint-Jean.

Il était, comme tous les tous les très jeunes gens, infiniment nigaud et facile à rouler quant à l’âge des femmes. Une femme de quarante ans, un peu adroite, a vingt-cinq ans pour des adolescents.

Comme Jean avait balbutié éperdu :

— Oh !… une vieille dame !… — la baronne demanda :

— Voyons ?… quel âge me donnez-vous, mon petit ?…

— Vingt… ou vingt et un ans… — répondit Jean qui craignait que vingt-deux ne fût un trop gros chiffre.

Mme de Guerville éclata de rire en battant des mains.

— Est-il aimable, ce petit ! non, mais est-il aimable !… Et on dit que la vérité sort de la bouche des enfants !…

— Comment !… est-ce que…

— Mais, gosse innocent, j’aurai lundi…

Elle s’arrêta court et déclara :

— Au fait, non !… j’aime mieux ne pas vous le dire ! vous compterez… si ça vous amuse… les bougies du gâteau !…

— Les bougies du gâteau ?… demanda Jean surpris qu’est-ce que c’est que les bougies du gâteau ?…

Il ignorait la coutume protestante qui pique, sur le gâteau servi le jour de l’anniversaire, autant de petites bougies qu’il y a d’années. Mme de Guerville lui expliqua la chose et conclut :

— Je ne suis pas protestante, mais je trouve charmant cet usage et j’en veux profiter…

La vérité, c’est que sachant qu’on se livrait à des suppositions sur son âge probable, la petite voisine avait résolu de frapper un grand coup.

La baronne de Guerville — née Joséphine Tubeuf — avait vu le jour en 1865 dans un faubourg de Lisieux. Fille de drapiers enrichis, qui s’étaient hâtés d’émigrer à Rouen dès fortune faite, elle pensait que personne dans ce pays — où elle était venue s’échouer après avoir épousé un quelconque nobliau — ne pourrait contrôler ses dires.

Elle avait longtemps hésité quant au nombre de bougies qu’elle s’attribuerait.

Son mari, qui n’avait que trente-deux ans, conseillait vingt-cinq bougies, mais Joséphine devenue « Josèphe » — parce que ça avait un petit air autrichien (?…) — s’était décidée pour vingt-huit. Vingt-huit ans, c’est, en somme, un joli âge ! surtout pour qui l’a dépassé depuis neuf ans ! Donc, le lundi suivant, on fêterait au Mesnil le vingt-huitième anniversaire de la baronne.

Jean était devenu soucieux. Il demanda inquiet :

— Il n’y a pas beaucoup de monde lundi, madame ?…

— Mais si, il y en a beaucoup !…

— C’est un grand dîner ?…

— Oui… c’est un grand dîner !…

En voyant l’air consterné de Jean, Mme de Guerville s’étonna :

— Qu’est-ce qu’il y a, voyons ?… qu’est-ce que ça vous fait que ce soit un grand dîner ?…

— Ça me fait que je n’irai pas… balbutia Jean désolé — nous n’allons pas aux grands dîners !…

— Pourquoi ça ?.. Est-ce que vous mangez avec vos doigts comme votre cousin de Montespan ?…

— Non, madame !… mais maman ne veut pas que nous allions à de vraies réceptions…

— À Paris… mais la campagne ?…

— La campagne, non plus !… Angicourt, chez nous, en Lorraine, nous n’allons pas plus qu’ici aux grands dîners…

— Votre frère, je comprends a la rigueur, mais vous ?…

— . . . . . . .

— Si je demandais a moi-même à Mme d’Erdéval ?…

Jean savait que sa mère n’aurait aucun désir d’être agréable à la baronne qu’elle ne pouvait pas sentir, mais que ce ne serait pas la vraie raison de son refus.

Cette raison, que le respect humain et une sorte de méfiance inconsciente de la largeur d’esprit de son idole, l’empêchaient de dire, était tout bonnement qu’il n’avait pas d’habit.

Convaincus que les études sérieuses ne peuvent pas marcher de front avec la vie mondaine, les Erdéval interdisaient les sorties du soir — sauf le théâtre — jusqu’après les premiers examens. Ils trouvaient aussi les enfants de seize ans ridicules lorsqu’ils jouent à l’homme. Enfin, Jean grandissait si fort, et par si brusques à-coups, que l’habit eût été, au bout d’un mois, trop étroit et trop court. Il était convenu que, cet hiver, Jean et Olivier