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ville en arrêtant ses poneys, attelés en poste. — Comment ça va, mon petit ?…

Ce « mon petit » navrait — autant que son caractère infiniment joyeux lui permettait d’être navré — le gamin que Miche appelait si respectueusement « Monsieur Jean. » Il comprenait que, pour Mme de Guerville, il était et serait toujours le gosse qu’elle avait connu « en mollets » deux ans plus tôt. Il répondit gauchement :

— Ça va bien, madame… et vous ?…

— Moi, ça boulotte !…

Elle battit l’air de son fouet, et demanda, avec une sorte de minauderie garçonnière :

— Est-ce que j’ai l’air vanné ?…

— Oh ! mais non, madame !.. se hâta de dire Jean, qui regardait la jeune femme de tous ses grands yeux — oh, mais pas du tout !…

Le groom était à la tête des chevaux. Mme de Guerville sauta à terre, d’un petit mouvement court et gêné, qui parut plein de grâce à son naïf admirateur, et raconta d’une voix perçante :

— C’est que nous avons fait hier soir une noce à tout casser !… Nous avons soupé à la Poste après Le Vieux Marcheur… C’était joué par un stock de cabots assez drôles… Pourquoi n’êtes-vous pas venus ?…

Jean allait répondre, mais sans lui en laisser le temps, elle reprit :

— C’est juste… j’oublie toujours que ces pièces-là ne sont pas pour les mioches !… Vous les verrez plus tard… quand vous serez grand !…

— À Paris nous allons à tous les spectacles… — fit Jean vexé — alors il est inutile de nous déranger l’été pour voir des troupes de passage…

Depuis un instant, la baronne regardait avec affectation de tous les côtés, semblant chercher quelque chose. À la fin, elle demanda :

— De loin, il me semblait que vous n’étiez pas seul ?… J’avais cru apercevoir avec vous l’enfant de l’amour et du hasard ?…

Et comme Jean ne répondait pas, elle continua :

— Vous savez bien… cette petite sauvage que votre grand-père a recueillie et qui ne vous lâche pas d’un cran !…

Derrière Mme de Guerville les feuilles des lilas avaient imperceptiblement remué. Jean pensa :

— Miche est là !…

— Elle est drôle, cette petite !… l’autre jour elle est venue apporter une lettre au Mesnil… j’ai voulu lui donner quelque chose pour sa peine, et elle s’est sauvée sans vouloir rien accepter… j’ai été très étonnée !…

— J’vous crois !… fit Jean oublieux du respect — une Normande !…

— Eh mais ! dites donc !… doucement !… je suis Normande, moi, mon petit !.. et vous aussi !…

— Moi pour un quart seulement ! le père de papa est Normand, mais sa mère était Lorraine, et le père et la mère de maman sont Bretons… je ne suis Normand qu’à trois contre un d’origine… et pas du tout de tempérament…

— Eh bien, moi, je suis une Normande pur sang ! Voyez l’objet !…

Elle pirouetta sur elle-même, jouant le grand jeu pour cet adorateur de seize ans, dont l’admiration l’amusait.

Mme de Guerville tait une petite femme extraordinairement mince de taille, et toujours admirablement pomponnée et habillée à la mode de demain. Elle excellait mettre en valeur ses cheveux, clairsemés, mais d’un blond exquis et qu’elle coiffait à ravir ; ses petits yeux futés, qu’elle agrandissait résolument ; ses mains aux doigts pointus, dont elle polissait et teignait les ongles avec un art infini, et son teint couperosé, qu’elle savait blanchir de vraisemblable façon. Seul le nez, un petit nez un peu relevé du bout, aux narines remuantes et délicates, était réellement délicieux sans aucune aide.

Telle quelle, Mme de Guerville éblouissait Jean. Il n’apercevait, ni ses oreilles longues et plates ; ni ses dents trop petites et trop écartées, d’un blanc sale ; ni ses attaches canailles ; ni sa raideur de femme sanglée. Son plat bagout l’enchantait, et il oubliait en l’écoutant qu’elle avait une voix de crécelle, et que son nez seul avait de l’esprit.

De nouveau, la jeune femme demanda :

— Elle n’était pas là, cette petite ?…

À la question qui lui était faite, Jean, qui devina un blâme dans le sifflement narquois de la baronne, répondit avec un peu d’embarras :

— Mais oui ! Miche était là, je crois !…

Les feuilles qui continuaient à remuer doucement en face de lui l’avertissaient de la présence de la petite fille.

— Vous croyez ?… — fit Mme de Guerville en riant — moi j’en suis sûre !… mais ça n’est pas intéressant !… Je viens vous demander de venir tous dîner lundi au Mesnil pour mon jour de naissance. Ça vous va-t-il ?

— Si ça me va !… — balbutia Jean — mais oui, ça me va !…

— C’est que ça n’est pas bien amusant pour des gosses de venir fêter une vieille dame !…

Elle se plaisait à accuser sans cesse une différence d’âge qu’elle accusait, d’ailleurs, sans sincérité.