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sombre, ses cils et ses sourcils bruns, ses cheveux marron qui se doraient au soleil, Miche semblait avoir douze ans. Sa vigueur était extrême et ses mouvements d’une souplesse infinie.

À l’arrivée de la voiture qui amenait les Erdéval, elle se dissimulait contre un des vases du perron. Jean l’aperçut et ouvrit les bras en disant :

— Eh bien, Miche ?…

D’un bond, la petite fut suspendue à son cou, sanglotant de joie, tremblante et heureuse. Jean demanda :

— Es-tu contente de me voir arriver ?…

Elle fit, devenue triste soudain, une réponse qui disait éloquemment l’habituelle tournure de son esprit :

— Vous repartirez dans deux mois, monsieur Jean !…

Jean se mit à rire et dit :

— Il ne faut pas penser à des choses tristes !…

Mais Miche déclara paisiblement :

— Moi, je n’pense qu’à ça !

Elle était gaie, pourtant, la petite Miche, et vivante, et remuante, mais silencieuse plutôt. Elle riait souvent, parlait peu, et réfléchissait beaucoup.

Les Sœurs — qu’aucune loi d’expulsion n’avait encore frappées et qui espéraient que le Parlement les oubliait — continuaient à instruire les enfants de France. Miche allait à l’école. Mais jamais elle ne savait une leçon, jamais elle ne faisait aucun devoir.

Son intelligence était endormie, disaient des Sœurs. Et puis, sans avoir précisément une difficulté de parole, elle bafouillait, hésitait, s’exprimait difficilement et mal. Savait-elle lire même ?… En vérité, la Supérieure croyait que non ! Quand on lui donnait un livre, elle avait l’air de s’y intéresser. Elle tournait les pages, mais sans se préoccuper de celle où était la leçon à apprendre. Lisait-elle ?… Si oui, pourquoi refusait-elle obstinément de lire haut ou même d’épeler un mot ?

Enfin, aux yeux des religieuses et de tous les gens de Saint-Blaise — la mère Orson exceptée — Miche était ce qu’on appelle dans les villages « une innocente », c’est-à-dire un peu moins qu’un idiote, mais beaucoup moins aussi que la petite fille la plus ordinaire.

Jean — et tous les Erdéval avec lui — protestait contre la réputation faite à la petite fille. Miche était, à son avis, très intelligente. Elle parlait peu et, quand elle parlait, c’était sans éloquence, mais ses yeux indiquaient une profondeur de pensée surprenante chez un enfant.

— Oui !… c’est vrai !… — disait le marquis à qui plaisir la petite fille — elle a des yeux infiniment profonds !.. mais ça ne signifie pas grand’chose… Le docteur Bouvier m’a dit que, souvent, le regard des idiots a de ces profondeurs-là.. il a vu, au Bon-Sauveur de Caen, des malades qui avaient des yeux comme Miche…

Un jour Jean, au cours d’une des promenades qu’il faisait avec la petite, rencontra sur la route de Saint-Blaise à Saint-Lô le docteur qui s’en venait à l’amble de son cheval blanc. C’était un médecin de campagne très vieux jeu, tout à fait rococo, mais non sans savoir. Plein d’humour et d’esprit, le docteur Bouvier avait une sorte de grâce bourrue, très prenante pour qui savait en goûter la saveur et en comprendre la bonté, mais qui lui faisait un lot d’ennemis parmi les imbéciles ou les vaniteux, qu’il se plaisait à tarabuster pour se tenir en haleine.

— Ah !… — dit-il en apercevant Miche — la voilà donc, cette petite paresseuse qui ne sait ni lire ni écrire à sept ans !…

Miche cligna un peu les paupières, voilant de ses cils l’éclat bleu de son regard et ne répondit pas.

— Elle est muette ! — fit en riant le docteur.

— Voyant que Miche riait silencieusement de toutes ses dents de petit chien, il ajouta :

— Tu as tort de rire, va !.. à force de faire la muette et la bête, tu pourrais bien devenir l’une ou l’autre… ou les deux !..

— Va devant, Miche ! — ordonna Jean — tu cueilleras un bouquet des gueules-de-loup jaunes et du bouillon-blanc que Simone aime tant ! Allons !… va !…

Et resté seul avec le docteur, il demanda : — Est-ce que, vous aussi, vous croyez que Miche est mal équilibrée ?… est-ce que vraiment vous la croyez bête ?…

— Certes non !… elle est même parfois très intelligente, la petite mâtine !… attendu qu’elle s’arrange de façon à ne rien fiche sans qu’il vienne au Sœurs l’idée de la punir ! Comment s’y prend-elle ?… je l’ignore… mais les braves femmes l’adorent et elle les ferait passer par le trou d’une aiguille si la fantaisie lui en venait…

— Mais vous avez dit à grand-père que…

— Que la profondeur du regarde de la petite ne signifiait rien !… oui, je sais !… Eh bien, c’est vrai, ce que je lui ai dit !… J’ai soigné de douces idiotes qui avaient les yeux encore plus profondément et plus intelligemment rêveurs que ceux de Miche… et qui étaient pourtant de pures démentes… j’ai dit que les yeux de Miche ne prouvaient pas nécessairement qu’elle fût intelligente, mais je n’ai pas dit… il s’en faut… qu’ils prouvaient qu’elle ne le fût pas.

— À quoi attribuez-vous cette lenteur de