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les pur sang, il est de fameuses rosses… de même que parmi les Percherons, ou les Bretons, ou les Tarbes, ou les petits Lorrains, il y a de rudes chevaux !…

— Nous n’avons pas la même façon de voir !… ainsi, par exemple, vous avez fait coucher un boucher dans la chambre de Simone…

M. d’Erdéval répéta, abruti :

— Nous avons fait coucher un boucher dans la chambre de Simone ?… ?… ?…

Une vision étrange lui montrait l’enfant dans son petit lit tout blanc, et, sur le tapis, un boucher ronflant, roulé dans un tablier taché de sang. Et, tout d’un coup, surgit la vérité qui le fit rire.

Deux ans plus tôt, M. Guillemet, le précepteur, avait été très malade. On le croyait perdu. Son frère, boucher de la marine à Toulon, était venu le prendre pour l’emmener dans le Midi natal où il devait se rétablir. Les Erdéval, désireux de le garder près de son frère jusqu’au départ, tenaient à le loger chez eux et on l’avait mis dans la chambre de Simone, qui était allée pour deux nuits dans celle de Mme Devilliers.

— Tu trouves ça naturel ! — continua le marquis mécontent de voir rire son fils — et vous avez aussi fait manger cet homme avec vous ?…

— Dame !…

— Moi, je trouve ça révoltant !…

— Quand les gens sont honorables, bien élevés, intelligents, ou sympathiques de quelque façon que ce soit… — expliqua M. d’Erdéval — je me soucie peu de leur origine… et je préfère un boucher tel que Guillemet, à un comte tel que le cousin Montespan, par exemple, qui mange des œufs avec ses doigts, pique sa fourchette au cœur de son pain pour l’essuyer, et crache de tout son cœur sur les tapis !… Encore doit-on se trouver très heureux quand il crache, parce que, au moins, pendant ce temps-là, il ne parle pas !…

— Je conviens que Montespan est mal élevé… mais, enfin, c’est notre cousin… il est de la famille !…

— Hélas !…

— Il a donc droit à tous nos égards !…

— Eh bien ! non !… et c’est précisément là ce que je nie !… Je suis ravi d’avoir à ma table Guillemet, qui m’y apporte de la gaieté et de l’esprit, alors que ça me dégoûte d’y avoir Montespan qui est un sinistre imbécile !…

— Enfin… tu diras ce que tu voudras, mais tu n’obtiendras jamais de moi que je dîne avec un boucher !…

— Crois bien, papa, que je n’ai nulle envie de l’obtenir !…

Simone rentrait en gambadant avec sa mère et Mme Devilliers. Dès la porte, elle cria :

— La petit fille est partie pour la pêche avec Jean !… elle ne veut pas le lâcher !… elle lui a dit : « Je ne te quitterai plus jamais ! »

Et voyant la mine vexée de son grand-père, elle ajouta bien vite, pour corriger la familiarité du tutoiement :

— Elle a dit : « Monsieur Jean !… »


II


La passion de Miche pour Jean ne fit que croître chaque jour. Certes, elle se montrait affectueuse et reconnaissante envers les autres enfants, mais elle ne les idolâtrait pas comme elle idolâtrait « monsieur Jean ».

Elle éprouvait pour ce grand gas, si fort et si doux, une admiration mêlée de respect ; un respect familier et confiant, mais qui était quand même du respect.

« Monsieur Jean » lui apparaissait comme un être à part ; un peu moins que le bon Dieu — puisqu’on lui avait enseigné que, de celui-là, nul n’est l’égal — mais beaucoup plus qu’un homme.

« Monsieur Jean » savait tout, faisait tout. Il osait tout aussi, car c’était avec lui que la petite fille allait porter de gros bouquets sur la tombe de sa mère. Et elle devinait, avec une très profonde perspicacité, que si M. d’Érdéval apprenait quelque jour que ses plus belles roses s’en allaient fleurir le tombeau de la Florine, il attraperait vigoureusement son favori.

Très vite, Miche, fine, observatrice et réfléchie, avait compris le caractère du vieux marquis. Elle le savait très bon, très colère et très faible aussi.

Elle avait d’ailleurs su lui plaire. Il l’appelait volontiers, lui faisait porter des ordres aux communs et à la ferme, et l’utilisait avec bienveillance et plaisir. Et, quoique le départ de Jean eût été pour Miche un terrible déchirement, elle passa presque facilement, entre le marquis et la mère Orson, les dix mois qui la séparaient de son retour.

Lorsque, à l’automne suivant, les Erdéval revinrent à Saint-Blaise, Miche, encore grandie, devenait vraiment d’une surprenante beauté.

Longue, svelte, découplée, bien campée sur des jambes superbes et musclées, avec son fin visage d’une éblouissante fraîcheur, son profil pur, ses immenses yeux d’un bleu