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me montrait la voiture en criant d’une voix forte.

« Que voulez-vous ? lui dis-je.

— Cette voiture est à moi, ajouta mon compagnon, qui nous avait suivis.

— Nein, nein, hurlait l’Allemand, vous être cocher, pour conduire à Nancy. »

Je compris : le Prussien voulait s’emparer de la voiture, et, pour couronner son œuvre, m’installer comme conducteur sur son char de triomphe.

J’expliquai la chose au propriétaire qui blêmit de colère.

Mais déjà les soldats avaient détaché le cheval du mur et une douzaine d’entre eux s’étaient entassés, comme des pourceaux qu’on mène à la foire, sur la voiture qui pouvait à peine supporter six personnes.

Cependant le sous-officier commençait à s’impatienter. Je le vois encore rongeant ses longues moustaches jaunes, tournant avec fureur ses yeux ronds et serrant son sabre ; il exprimait sa colère dans un langage franco-allemand, qui n’avait rien d’harmonieux.

Il me poussait vers la voiture et je le repoussais. Enfin il appela des soldats à son aide et je vis l’instant où j’allais être emporté de force. Alors l’idée de mon sauf-conduit me vint seulement à l’esprit.

Je le tirai donc et je le déployai aux yeux étonnés des Allemands : l’effet en fut magique. Le sous-officier devint d’une politesse obséquieuse, les soldats me saluèrent, les autres, d’un commun accord, sautèrent de la voiture, qui me fut rendue et le détachement reprit à pied la route de Nancy.

Mon conducteur craignant une nouvelle aventure, s’enfuit au galop, refusant de goûter au vin blanc.

Pour moi, je me remis en voyage, rêvant au pouvoir extraordinaire de mon sauf-conduit et à l’amour des Prussiens pour les voyages en voiture.